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Chroniques du Calendrier Maya

Il s'agit d'un ensemble de chroniques écrites dans le courant de cet an-de-grâce 2012, l'Année de la Fin-du-Monde.
Qui, effectivement, eut lieu cette année-là.
Si vous ne vous en êtes pas encore rendu compte, on vous suggère de consulter quelque éminent représentant de la caste médicale, afin qu'il vous prescrive les adjuvants nécessaires pour bien voir dans quel sorte de charivari satanique on nous fait danser la danse de Saint Guy en ces moments présents.
Il y a de tout dans ces chroniques.
Des événements planétaires, locaux, et même parfois personnels.

Prologue,En Forme de Confession d’un ( pseudo ) Auteur qui aspire à la Gloire Moderne

 

"Au commencement était le verbe"
C'est bien vrai, ça, et depuis le commencement, le véridique début, on essaie bel et bien de la faire taire.
Serait-ce donc qu'il n'a rien à dire, ce verbe-là ? Ou bien, simplement, qu'il risque de fissurer le cocon de vos certitudes ? Vos. Les vôtres. Parce que les miennes, hein....!
Bon. Ceci pour vous dire que, finalement, je me décide à faire comme tout le monde. M'étaler, comme tous le font sur Fesse-de-Bouc.
Comme tous le font ailleurs, à longueur de pages virtuelles qu'on n'arrive même pas à lire parce que l'écran crève les yeux.
Je ne me fais pas d'illusions. Ou plus. Trop fatigant à entretenir, les illusions. Inutile encore d'essayer de dire quelque chose.
Non. Si je tape encore sur ce foutu clavier, c'est rien qu'à cause du verbe qui essaie de sortir.
Essayez voir de garder une colombe ou une langue de feu prisonnière dans votre poitrine, pour voir. Moi, je renonce.. Je lâche. J'arrête de me battre.
Oué, ma bonne dame. Oué, mon bon Monsieur.
Des résolutions, on appelle ça.
De bonnes résolutions pour l'an de grâce 2012 qui est censée se terminer définitivement avec le reste du bidule en forme de patate sur lequel nous vivons, aux environs du solstice d'hiver.
Et ceux qui voient là une manipulation supplémentaire du Djihad libéral ne sont rien que de mauvais esprits, des gibiers de potence ou de futurs clients de ces Blouses Blanches spécialisées en rectification du comportement.
Résolutions, donc.
D'abord, je ne serai plus jamais sincère.
La sincérité, c'est mal. Très mal.
Surtout, si en prime, cette sincérité exprime des choses justes. Et vraies.
Là, on frôle le péché mortel.
De quel droit peut-on se permettre de raviver les souffrances de s-a-on Prochain-e ?
Ne vaut-il pas mieux de toujours dire ce qu'i-e-l-le attend qu'on dise ?
Et le conforter dans s-o-a-n illusion de bien-être ?
De plus, la sincérité - ce fléau - crée le vide autour de soi.
On se méfie des gens sincères. Des gens transparents.
On ne les invite jamais.
Au bistrot, et dans les cours de récréation, ils se ramassent des gnons dans la figure.
Non !
Finissons-en avec la sincérité.
Et dans la foulé-e, réglons son compte à l'innocence, heureusement devenue rarissime.
Ensuite, j'apprendrai à mentir.
Le mensonge est le phare lumineux qui ouvre le chemin flamboyant de la réussite sociale.
Mentir, c'est bien.
Il faut commencer par se mentir à soi-même.
À se flatter.
À s'aduler.
Bien sûr, quand on fait partie de ces malheureux qui n'en ont pas l'habitude, c'est difficile. Mais faut bien un peu se forcer dans la vie.
On n'arrive à rien si on ne fait pas d'efforts, et le mérite est toujours récompensé.
Voilà. Ça, c'était pour le premier mensonge.
Je vais prendre tout cela pour une ascèse.
Mon premier pas vers l'Austérité qui ouvre les portes du Paradis
Ma conversion à la rigueur de l'Ego tout-puissant.
Et je serai enfin, comme toute personne normale, Narcissique.
Je ne parlerai plus que de Moi.
Moi, Je, Mailleselleuf, et Moi-Même.
Je me vautrerai dans la contemplation de mon nombril. J'interrogerai comme un oracle mon miroir, et le reflet de mon reflet, et ce à l'infini. Et je m'esbaudirai à chacune de mes créations. En particulier au moment, déchirant entre tous, où il faut tirer la chasse d'eau.
Et enfin, peut-être trouverais-je l'autoroute cosmique qui fera de moi un élément socialisable, comme tous les autres.
Amen.


Crapaud - ( lundi 20/2/2012 )

 

-Bon, je fais quoi, là ?
-Jeufécouâ, jeufécouâ !! ??Couaah, couaah …
-Non, sérieux, là !
-T’écris, Ducon, t’écris !! D’accord, ce bidule tordu que t’as sous les pattes, là, c’est un clavier que ça s’appelle. C’t’un truc, ça change la poésie, tout le vivant de l’écriture en électrons positivement offusqués d’être envoyés dans le circuit. Mais y-z-appellent ça écrire, quand même.
-Je suis pas con, d’abord !
-Ça c’est toi qui le dis. T’écris pourquoi, d’abord ?
-Ben, comme tout le monde, pour devenir célèbre, me taper un max de nanas, passer à la radio, déambuler sur les plateaux télé en compagnie de ces messieurs-dames du Chaud-Bize, gagner un gros tas de pognon, avoir mon nom dans Ouiquipédia, enfin, tout ça, quoi…
-Alors là, mon pote, non, t’es mal barre. Tu dois surtout pas dire des trucs comme ça. Tu dois dire, par exemple, « Je veux m’exprimer »…
-Prendre la parole ?
-Naoon ! Surtout pas ça ! « T’exprimer ». Si tu dis « prendre la parole », ton compte est bon, tu es cuit comme les carottes, catalogué « Parti du Travail », ou pire !!
Tu dois dire : « Je veux faire jaillir tous les possibles qui se lovent dans la richesse de mon monde intérieur ». Ça, c’est bon, ça, coco !!
-Mais ça veut rien dire !!
-Ben, justement !!!

 

Deuxième jour – Où il est question de Yoga-le-Rire. Entre autres.

 

-Tu fais quoi, là ?
-Ah tiens ? C’est toit qui la poses, ce coup-ci, la question ?
-Ouais, bon, passons. Je vois bien que t’es en train d’écrire un truc...C’est pour ton blogue, au moins ?
-Une lettre.
-Une.. ? Un mail, tu veux dire ?
-Un courriel. Ecrit à la main. Après, je le mettrai dans une enveloppe, je mettrai dessus un beau timbre à soixante centimes, plein de couleurs, et je taperai tout ça dans une de ces belles boites rouges en voie de disparition, là.
-Et ?
-Bon. Peut-être y aura une réponse, peut-être pas. Je parierais pas là-dessus. C’est qui, qui disait ; « pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer »
-?? ! ? – Eh ?! C’est moi qui pose les questions .
-Ah ? C’est nouveau, ça ! Et depuis quand ?
-Depuis que tu as décidé de t’en foutre, justement. Remarque, j’ai rien contre. C’est plus reposant.
-Alors voilà. Moi, je préfère la main à la machine. La main, elle sait ce qu’elle fait. Elle est vivante. Elle est magique. Elle va son chemin, elle trace, elle dessine, elle fignole, elle peaufine, elle revient, elle caresse. Elle crée. C’est elle qui parle. Parfois, elle écrit. Parfois, elle taille un rosier. Parfois, elle fait de la musique.
-Et à qui tu écris ?
-C’est limite indiscret, ça, non ?
-À peine ! À une femme ?
-Pas toujours. Parfois, c’est à un journal. Parfois, à un site ouèbe. Parfois, c’est pour jeter à la mer, dans une bouteille.
-Et ton blogue ?
-J’en ai un peu marre, je dois dire. Au quai, on s’exprime, comme tu disais l’autre fois. Mais on exprime quoi, au juste ? Sa réalité, son vrai vécu vivant, ou ce qu’on suppose qu’il faut dire pour arriver au top ?
-Réponse évidente, Watson. Tu dois parler de toi. De ce que tu fais. Du nombre de sucres que tu mets dans ton café. De ce que tu vois dans ton miroir. De ce qu tu penses de toi-même. Moi-je, toujours. Du rosier que tu viens de tailler, mais là, tu dois dire que tu t’es griffé. Et puis de cul, bien entendu.
-Font chier avec leur Q. Je rêvais d’autre chose.
-Pour ça, y a les spécialistes. Appointés. Diplômés, bien entendu. Ceux qui pensent, qui philosophent. Ceux dont on diffuse les liens, parce que c’est tellement comme-il-faut, ce qu’ils racontent. Ceux qui sont capables de répondre aux questions toutes faites que les médias nous mettent en tête. Ceux qui ont le bon profil. Si tu veux réussir, tu dois apprendre à avoir le bon profil.
-Comment on fait ?
-Y a des de trucs, sur le Marché. Développement personnel. Yoga du rire. Massage tantrique. Danses primitives de la Papouasie Occidentale. Chamanisme. Ambiance conviviale. Contacts humains assurés...
-C’est gratuit ?
- Si c’est ....? ! ? – Bon, on est pas sortis de l’auberge, là ! ! !

 

Troisième jour – Le Caûtche.

 

-Bon. Alors donc, c’est dit, je me remets à écrire.
-Je vois ça. Primo, c’est pas la première fois que tu nous la sers, celle-là.
Deuzio, est-ce que tu serais capable de t’en passer ?
Et, troizio, je vois que pour l’instant tu tiens un cigarillo dans la main gauche et un verre d’amaretto dans la droite. (...) .
Et j’en vois pas de troisième. De main, je veux dire.
-Oui, bon. Je cherche l’inspiration.
-Vlà autre chose. L’inspiration, aneûte. Oufti. Le cigarillo, ou le verre ?
-Les deux. Puis c’est pas n’importe quoi. C’est de chez Couvreur, à Corbion-sur-Semois.
-On fait de l’Amaretto, sur la Semois ?
-Crétin ! Des cigarillos. Très bons. Et du tabac à rouler, aussi, mais qui a un peu tendance à tapisser les poumons. Avec le peu d’air qu’il nous reste, faut faire gaffe, quand même.
-D’abord, on n’insulte pas son caûtche. Ensuite, tu parlais pas d’inspiration ?
-Son quoi, t’as dit ?
-Son caûtche. « Cî-éy-yoû-tî-heytche-î, coach ». Ça veut dire « guide, maître spirituel, entraîneur, en novlangue.
-Tiens ? A mon boulot, c’est comme ça qu’on appelle les chefs, maintenant.
-Tu l’as dit. Donc, tu cherches l’inspiration. Fastoche. Un, tu inspires, deux, tu expires.
-Tu sous-entends quoi, là ?
-Imagine.
-( Silence )
-Non. Rien à voir avec les supposés dangers du tabac. Y a pas un flic qui t’a dit une fois que t’allais chercher midi à quatorze heures ?
-Suis pas près de l’oublier, celui-là !
-Bon. Raconte. Ta vie. Le vent. Les nuages. Les arbres qui frémissent. Les premiers merles. L’aubépine qui t’a truffé d’épines alors que t’essayais de lui faire comprendre qu’elle envahissait un rien trop. Le chat. Des trucs comme ça.
-Hier. Au crépuscule, je suis resté dix minutes à écouter le silence, à boire la lumière, à sentir cette onde infiniment douce qui vient se lover dans la poitrine, au retour du printemps. Jusqu’au moment où les néons ornage ont commencé à me faire la morale. Tu crois que ça peut se raconter, des trucs comme ça ?
-Sais pas. Vaut le coup d’essayer, quand même. Les seuls combats perdus d’avance sont ceux qu’on ne commence pas. Tiens, sers-moi un coup.
-Et un cigarillo ?

 

Trente Mars Douze : Ecrire pour être lu

 

-Tu aurais voulu quoi, finalement ?
-Je n’en sais rien. Franchement. Je le sens,c’est tout. J’en sais rien, je dis, et en même temps je le sais très bien. Ecrire, ça c’est sûr. Parce que j’ai ça dans la peau, comme la musique, aussi fort que la musique. Et en même temps, être lu. Partager. Pas de sens d’écrire seul dans son coin, pas plus que de faire de la musique dans sa salle de bains. Ecrire, pour dire quelque chose. Qui touche à l’essentiel, à la source, aux racines du Vivant. Ce genre de conneries, là.
-Pourquoi, conneries ?
-Parce que c’est pas Tendance. Ça marche pas. Ça ne marche plus, plutôt. Ça ne les concerne pas. Regarde. Ceci, est-ce qu’ils vont lire ? Même pas. Ils vont le zieuter, le scanner. Et ils réagiront à un mot, à une virgule. A un blanc. Réagir. Concurrence d’egos. Ils ne capteront rien de l’essentiel.
-Tu exagères, quand même. Y’en a qui saisissent.
-Ils sont rares. Regarde ici, autour de toi. On est dans le TGV, on vient de quitter Reims, on va sur Paris-Est. Ils sont en train de s’installer, chacun à sa place fixée par l’Autorité. Et ils sortent tous leur chapelet...
-Vois pas de chapelets, moi ...
-Regarde mieux. Tous les trucs pour être ailleurs, pour ne pas être présents, ici et maintenant, dans ce train entre Reims et Paris. C’est ça que j’appelle les chapelets. Tous les I-quelque chose –ipode, ifone, tous ces noms angliches, comme par hasard...Casques, claviers, portables...Toute la panoplie des Vrais Croyants, comme les chapelets dans ma jeunesse. Pourtant, il y a encore des fenêtres, dans ces imitations de trains, même si de moins en moins. Il y a d’autres gens. Des regards à croiser. Des sourires à échanger. Des rencontres à faire. Ils ne le feront pas. Sont dans leur bulle, leur cocon, Désespérément seuls, convaincus de »communiquer » avec l’univers entier. Coupés de tout. Ça me fout le bourdon., tiens...
-Exagère pas. Il se passe quand même parfois quelque chose.
-Oui. Mais honnêtement, je me demande comment.
-Bon. Tu as quand même, un beau jour, commencé ce blogue, là.
-Oui. Et d’autres. Trois, en tout. Je voulais amener un point de vue différent sur l’actualité, le monde, la nature, les gens. Les gens dans la Nature. La Vie. La Joie. Comment on vit, comment on souffre. Mais ils ne savent même pas qu’ils souffrent. Et...C’est quoi ce bidule ?
-Un micro. Faut t’habituer à causer là-devant, ça fera du bien à ton narcissisme.
-Bon. On rentre en spectacle, alors ?
-De toutes façons, tout est spectacle, de nos jours. Alors...Tiens, considère ça comme une thérapie.
-Bon. Je disais quoi ?
-Tu parlais du blogue. Des gens qui sont pas là...
-Ouais. Alors, imagine, une fois. Je sors mon harmonica. Ici. Je commence un blues. Il se passe quoi ?
-Ils applaudissent !
-Dans le meilleur des cas. Mais, de nouveau, c’est créer la distance. On est pas dedans, on ne rentre pas dans le blues. On est dehors.
On ne part pas en transes, on applaudit.
On dit « bravo l’artiste », ce qui permet d’éviter le collectif, de tout ramener à un individu, censé, bien sûr, avoir une espèce de don magique. Et on paie en frappant les mains, en rendant le soi-disant artiste narcissique....
Avant la guerre de 14, dans les campagnes, personne ne savait ce que c’était, d’applaudir. Le spectacle, maintenant, c’est ça. L’artiste d’un côté, le public de l’autre. ..
Non. Le plus probable, c’est qu’ils vont vite réaliser que c’est pas un animation programmée, et ça va les agacer. On me demandera poliment de la boucler, parce que je les empêche de jouer avec leur chapelet. Et, à cause de tout ça, on fait des blogues. Dans des structures qui sont prévues pour que, justement, on puisse un peu décharger sa colère, sa tristesse. Et, souvent, sa haine et sa frustration.
-Prends-le comme un exercice, bêtement. Peu à peu, tu apprivoises les mots.
-Pas faux. Mais en même temps, quasi forcé, je pense à l’audimat. Le plus grand des pièges. Est-ce qu’ils me lisent ? Qu’est-ce qu’ils en pensent ?
-On aime pas faire des trucs qui servent à rien, c’est vrai.
-Ouais. Au départ ; ils disaient « votre journal intime sur le Net ». et beaucoup ont couru. C’est vite devenu une chambre d’échos à commérages planétairement locaux. Ou un étalage de narcissisme dans un contexte de concurrence féroce entre egos. Tout autre chose que le vieux journal intime qu’on écrivait seulement pour son ange gardien.
-Ou les archéologues du futur.
-Si tu veux. Mais là, non. C’était, déjà au départ, tellement foutu que je me demande si c’était pas délibéré, une manipulation de plus.
-Délibérée ?
-Oui. Vous êtes le centre du monde. Parlez de vous. Vous êtes le plus beau, le plus fort. Le plus adapté.
-Le client est roi, en somme ?
-En quelque sorte. Reste à savoir de quoi....

 


Interlude : Au temps des cerises

 


Soyez bref, qu’ils disaient.
On vous met un clavier et un écran, à disposition, pour vous entraîner.
M’entraîner à quoi, en fait ?
Raconter n’importe quoi ?
Tout le monde le fait.
Dire des choses essentielles ?
Tout le monde s’en fout, d’abord .
L’essentiel, c’est d’être bref.
De noircir le plus vite possible et avec le moins de coquilles possible une page d’écran.
De réagir, illico subito, à la moindre variation de l’indice cérébro-spinal décortiqué par les rubriqueurs patentés de l’immensité Ouebienne.
Désert pixellien…
Sans commentaires.
Sans dialogue.
Comme tout un chacun, seul devant son électrosmog bleuté s’imaginant tenir quelque part un fil conducteur.
Une présence.
Invisible. Virtuelle. C’est à dire fantasmée.
Non. Si vous avez suivi jusqu’ici, ne cherchez plus le moindre sens.
Y’en a pas.
Je fais de la figuration.
Il y a , ici, peu importe où c’est, un dehors.
Celui-là bouge. Vibre. Vit.
Il passe en peu de temps d’un vent piquant, chargé d’effluves marins, à une pluie abondante qui réveille la peau, et décharge les cheveux de toute l’électricité statique que ces foutus écrans y ont posée.
Il passe du gris au bleu, du bleu pâle au sombre, et parfois d’une trouée le soleil se déverse.
Soleil printanier.
Appel à vivre.
Et d’un coup éclatent les étincelles.
Étincelles de vie,
Jaillissant sur le pseudo-bois du pseudo-fonctionnel mobilier d’ahanage,
Se pourchassant dans un joyeux désordre, disparaissant en moins d’une seconde pour rejaillir de plus belle, transformant en toile de Van Gogh l’horizon borné de la Sainte Production.
Appel à vivre.
Un moment. Une pause.
Le vent dit « stop ».
La pluie dit « arrête ».
Ecoute.
Ce qu’Ils veulent définitivement faire taire.
Ton cœur.
Tes sens.
Ta perception, la tienne.
Pas celle d’un gadjette électrique censé te dire ce que tu dois ressentir.
Pas celle d’une éminence grise perchée sur sa montagne, qui ridiculise tes pauvres mots sous le poids de sa science.
Qu’en est-il du printemps ?
Qu’en est-il du temps des cerises ?
Qu’en est-il des lèvres rouges et charnues d’un amour de rencontre, sous un cerisier au cœur de la Provence ?
Que reste-t-il de nos émotions ?
Ils disent que nous ne sommes qu’un ensemble aléatoire de réactions chimiques et électriques.
Ils nous l’assènent tous les jours, sur tous les modes connus, du fond de leurs cerveaux desséchés comme de vieilles noix.
Ils disent : « résignez-vous ».
Soleil à nouveau, en temps réel. Ou peu s’en faut.
Je dis, moi, que le soleil nous parle.
Que le vent nous parle.
Que la sève printanière nous gonfle le cœur.
Que l’amour partagé nous laisse éperdus de reconnaissance envers l’univers entier.
Que le temps des cerises revient.
Et que les belles auront, à nouveau, la folie en tête….

 

La Grotte aux Fées

 


-Quoi de neuf ?
-Merde ! Tu m’as fait peur. Tu pourrais pas passer par la porte, comme tout le monde ? Et sonner, d’abord. Ça se fait, sais-tu !
-Pis quoi encore ? D’abord, t’as commencé par un gros mot.. On peut pas dire de gros mots sur Internet. C’est Mal.
-Eh Oh ! On est pas sur Internet, là, je te signale.
-Et on est où, alors, selon toi ?
-Moi j’appelle ça un « nomane slaneude ». Une gâtine. Un pays intermédiaire. Un lande baignée de brumes grisaillantes et mystérieuses.
-Toi, tu as forcé sur l’Orval.
-Toujours ces insinuations, hein ! Tu finirais par me rendre raciste. Faudrait savoir. Déjà que j’ai du mal à me laisser aller ! Puis si tu veux un Orval, tu te sers. Pas la pein de te dire où est la cuisine.
-Bon . Et c’est moi qui insinue, hein ?
[ Bruits divers, dans le registre bouteille qu’on débouche, pchiit, verre contre verre, pétillements mousseux, bois de chiase sur dallage fraîchement nettoyé, puis roulage de clopes et pierre de briquet, flamme, fumée... ]
-Ah !
-La question, c’était donc petit a , quoi de neuf, petit b, oùest-on ?
-Et j’ajoute un petit c : qui parle ? parce que là, le lecteur va se perdre.
-Merde ! T’as raison !
-Bien joué !
-Plaît-il ?
-Oui. Celui qui dit des gros mots, c’est toi.
-Ah ouais ? parce que toi, jamais, peut-être ?
-Chte l’ai djà dit ! Moi y en a caûtche de toi. Caûtche, ça civilisé, ça causer correct, ça raffiné-raffiné, ça...
-Je reviens à ma lande...
-C’est bien ! Tu progresses. Il faut apprendre à couper la parole aux autres.
-Dur, pour un timide.
-Je sais. Mais c’est que comme ça qu’on y arrive.
-Personne sait ce que c’est que d’être timide. Sauf les timides, bien sûr. Qui par définition n’en diront rien. On est coincé, dans sa peur de faire souffrir l’autre, de lui faire mal, de le blesser, de la choquer. Et du coup, on bouge plus. On fait plus rien. On n’ose même pas regarder les femmes, dans la rue. De peur qu’elles sentent notre regard comme une agression. Paradoxal, à notre époque de puritanisme pornographique.
-Et... ?
-On n’ose pas être naturel.. On essaie d’être « comme il faut », et c’est sans espoir, puisque les comportements obligatoires ne sont décrits nulle part. Le naturel, c’est mal vu, de nos jours ; Très très mal vu. C’est devenu obscène.. Alors que les fantasmes pour nous les plus obscènes sont présentés comme « allant de soi ». Mais je parlais de ma lande. De cette lande, envahie de brumes et l’instant d’après éclatante de couleurs.
-Comme le temps.
-Oui. On sait pas où on va. Tous les courants convergent vers le centre de cette lande, où sze dressent des mégalithes oubliés. Et...
-Vas-y !
-J’ai découvert une vieillle, très vieille inscription, sous une allée couverte, près de Tours. À Saint-Antoine-du-Rocher, ou du Rosier, je sais plus trop. La « Grotte-aux-Fées », qu’on l’appelle. Un dolment encore en activité, visiblement, et à l’entré duquel on annonce que des « cérémonies » druidiques s’y sont maintenues jusqu’en 1989.
-Et ça disait quoi ?
-« Bienvenue chez les Fous ! », tout simplement.

 

Chiffres Guerriers

 

-Des chiffres !
-Mais...J’ai encore rien dit !
-Juste. D’habitude, c’est toi qui commences, c’est vrai. Par une banalité du genre : « C’est quoi ? Tu fais quoi ? Quoi de neuf ? « , tu vois. Aujourd’hui, je prends les devants, avant que tu ne me demandes ce que je glande.
-Tu serais pas de mauvais poil, toi ?
-Entre autres. Donc, j’écris des chiffres. Je fais mes équations personnelles. Privées, comme on doit dire de nos jours. Je prends tous les chiffres qui constituent ma date de naissance, je les mélange, les triture, les malaxe, les maltraite, les fais cuire à petit feu, afin qu’ils me sortent, par la magie d’un miracle que je mérite autant que n’importe qui d’autre, les numéros gagnants du Lotto.
-Du ... ? ! ?
-Lotto. ! Oui ! Marre. Veux devenir, comme ils disent, scandaleusement riche, et me tirer de ce putain de monde à la con qui se rend même pas compte qu’il est en train de crever...
-(..) Euuuh...T’es sûr que ça va ?
-Non, ça va pas ! Si tu commences à poser des questions aussi idiotes que mes collègues de boulot, c’est pas la peine. Y a rien qui va, rien ! Misère et solitude au programme, rien d’autre comme horizon. Rien d’autre comme perspective. Et tu sais ce que ça veut dire, solitude ?
-Pas trop, non. Me reste encore beaucoup à apprendre de vos coutumes si pittoresques.
-Solitude. Ça veut dire : « abstinence ». Ça veut dire : « plus jamais « . Plus jamais la joie partagée. Plus jamais les corps qui se retrouvent. Plus jamais le soleil intérieur. Plus jamais le bonheur de se sentir pleinement vivant, jusqu’au bout des orteils.
-Mouais. Le pire des châtiments, quoi ! Si j’ai bien compris ce que vous entendez par là...
-Exact. Et c’est ainsi qu’on punit ceux qui n’ont pas été capables de faire la guerre, ou qui ont refusé, ou les deux. C’est ainsi qu’on les punit de ne pas s’être battus pour être les premiers à l’école, les premiers à la Grande École, les premiers au boulot, les premiers dans la lutte impitoyable que les guerriers doivent se livrer entre eux pour l’accès aux femelles, avec, d’ailleurs, l’approbation soumise de ces dernières.
-C’est vrai, ça ?
-J’exagère même pas. Je vais te dire, c’est encore pire que ça. Et le pire des pires, c’est qu’ils ne le savent même pas. Ils souffrent, et ils en rient. Ils ont mal, et ils regardent la télé, pour faire passer. Ils prennent des médocs. Ils jouent au Lotto. Ils se font opérer. Ils vont en vacances dans des ghettos dorés. Et quand, par hasard, ils en parlent, ils font semblant d’en rire. Les guerriers doivent rire de leur souffrance. Mais il est convenu de n’en point parler.
-Tu parles bien de...
-Oui, évidemment ! De quoi tu veux que je parles ? De ce truc, dont on ne peut parler qu’avec des mots grivois, ou médicaux, et avec des sous-entendus. Mais qu’est-ce qui donne un sens à cette vie, si ce n’est le bonheur de se sentir vivant ? Regarde autour de toi, grands dieux !
-Ben oui, on avait remarqué, et ça nous intrigue pas mal. Cette omniprésence des femelles dans vos images, sur vos écrans, dans vos journaux, la plupart du temps dans des attitudes qui sont chez nous des invites sans équivoque au partage de la joie vivante...Mais pas chez vous, apparemment ?
-Oh que si ! C’est là tout l’art. Chez la plupart des gens, les « perdants », il n(y a plus que la nostalgie de ce qui aurait pu être. Alors, ils achètent le produit qu’enveloppe l’image. Ils achètent, et ils achètent encore. Et ils travaillent, de plus en plus, pour pouvoir payer. Et jamais, bien sûr, ils ne seront comblés.
-Et c’est ça, ce qui te fâche...
-Bien sûr. Mais ce qui me fâche encore plus, c’est que dans cette période où la parole se libère un petit peu, un tout petit petit peu, ils continuent à jurer par leurs vieilles morales de guerriers, et ne veulent rien savoir de cette souffrance-là.
-Bon, bon, bon. En somme, on était partis, à l’époque, de DSK, et on y revient par la tangente...Et tes chiffres, là ?
-Ben, je vais les jouer, tiens !
-Et si tu gagnes ?
-Très simple. Mon premier acte de riche scandaleux sera de te dénoncer comme immigré clandestin. Na !

 


Vieux Ringards

 


-Ça va être dur... !
-Je te crois. !
[ Ils sont assis autour d’une table, l’un face à l’autre. A peu près au centre, une bouteille de rosé, entamée. Du Listel, à vue de nez. Un cendrier se remplit doucement de mégots. Pas des cigarettes, des roulées. ]
-Je te sers ?
-A ton avis ?
[ Comme un gargouillis de fontaine au milieu d’un bois. Tintement de verres. Bruits de gosiers et claquements de langue.]
-Donc, tu me crois. Bon. C’est déjà ça. Mais franchement, je me sens un rien paumé, là, pour le moment.
-Rien d’étonnant. Tu ne t’en rends pas vraiment compte, mais tu avances. A une vitesse pour vous phénoménale. Tu es presque sorti de leur champ des possibles.
-Le quoi ? Le chant des possibles ? Comme le chant du monde ?
-Non. Pas comme ça. C’est pas « hé, ho, j’aime bien la bouteille, oh, hé, le bon vin du matin » . Limite rien à voir. Champ. Comme y en a plain autour de ton bled. Mais c’est pas du colza, ni du maïs, ni des ruminants qu’on met dedans. C’est des possibles. Des trucs qui peuvent arriver, qui peuvent se produire. Poliment, bien sûr, et en respectant la « Netéthiquette ».
-Ah ouais, d’accord. Je vois. Et en fait je vois rien du tout. Moi je te dis, « ça va être dur », et toi, tu me causes ruralité.
-Un champ, c’est aussi un ensemble comprenant un certain nombre de bidules...Vois ça plutôt comme une pâture clôturée. Ils sont là-dedans, ils déambulent. Ils savent où sont les clôtures. Le fil électrique, tu vois ? Et sentent, d’instinct, quand on se trouve trop près des limites. C’est peut-être la seule chose qu’ils perçoivent encore, mais ça, ils le sentent. Et ça les rend enragés si quelqu’un s’en approche volontairement, ou, pire, leur montre qu’il n’est pas difficile de passer dessous.
-Bien reçu. Danger, alors ?
-Danger. Gros risques de réactions lourdement émotionnelles, de virulentes à très virulentes. Avec appel éventuel à la délation anonyme, pas besoin de te faire un dessin.
Tu en fais ce que tu veux. Mais, pour toi, ça devrait suffire de comprendre ce qui se passe dans leur monde, et comment ils y fonctionnent.
-J’y ai mis trente ans, quand même !
-Je te le fais pas dire. Et moins d’un an pour jeter l’éponge, ce qui n’est pas trop mal., pour parler comme vous.
-Je le répète, ça va être dur.
-Non... Pas vraiment. C’est dur tant que tu te sens impliqué. Dis-toi bien que tu n’es plus concerné. Que tu as pris le maquis depuis longtemps Que s’ils ont envie de croire dans leurs croyances préformatées, tu n’y peux rien. Et n’essaie surtout pas de t’y opposer.
Le hic, c’est ton passé, évidemment. Les émotions, les souffrances qui ressortent, en particulier quand il est question de ce truc dont tu parlais, là, l’autre fois.
-La NMS ? ?
-La Haine-et-Messe ? Ah, c’est des lettres ! Joli. Je n’ai jamais très bien capté votre goût immodéré pour les abréviations confusantes et les chiffres emmêlés, je dois dire.
-Normal. T’es qu’un étranger, tu peux pas savoir...
Ça veut dire : « La Nouvelle Morale Sexuelle ». Celle qui s’insinue partout, en attendant qu’on l’impose par la force. Semble beaucoup plus efficace que l’ancienne,
-Ah oui. Ce truc là. Le prélude au clonage, quoi ?
-J’en ai bien peur.
-Et tu as raison. D’en avoir peur. Mais pas de t’en faire. Parce qu’ils n’iront pas jusque là. Ils n’auront pas le temps. Et c’est inéluctable. Et c’est tant pis pour eux.
-Alors ? Rien à faire ?
-Espérer un sursaut du Vivant. Qui viendra, de toutes façons. Etre prêt à plonger dans ce courant-là.
-Et ne rien dire ?
-Oh si, bien sûr ! Mais pas sur cette scène-là. Celle des gens qui y croient. Tu connais mieux que moi leur manie des bûchers.
-Ouais...
-Alors, tu tires ta révérence. Plus de thèmes politiques. Plus de réflexions sur l’actualité qu’ils se fabriquent. Et qui, d’ailleurs, est insondablement vide, à l’image de leur monde intérieur. Finis les appels à l’insurrection des consciences. Ils comprendront d’eux-mêmes, ou pas du tout. De toutes façons, arrête de te battre la coulpe. Personne n’y peut mie. Ils ont peur de la Vie, c’est comme ça, et rien ne les changera, jamais.
-Jamais ?
-Regarde ce que sont devenus tes copains du temps jadis...C’est pas de ce côté que viendra un changement, s’il doit venir. Après tout, tu es autre chose, non ? Arrête de te prendre pour un chroniqueur médiatique.
Laisse-les se battre entre eux, se déchirer sur une virgule, ou sur un point, ou sur un atome, ou sur une hormone, ou sur une molécule. Laisse-les instaurer des lois qui interdisent aux gens de voir des vessies quand on leur dit « c’est des lanternes ».
Ça t’intéresse, de continuer comme ça ?
-Pas vraiment.
-Alors ?
-Scrupules, comme toujours. Le Devoir Sacré. Le devoir de parler, quand on sait.
-Foutaises. Laisse-les courir au précipice. Et de temps à autre, chante leur une chanson en Gaulois, sonne-leur un air de crincrin. Que pendant une seconde ils sentent quelque chose vibrer en eux. Que le temps d’un battement ils sentent Gaïa vivre sous leurs pieds.
Devoir de parler ! Vous me faites marrer avec vos devoirs, vos obligations morales, vos scrupules ! Vous avez jamais remarqué qu’il y a quelque chose qui sonne faux , là-dedans ?
-Eux non, apparemment.....J’y croyais, moi, pourtant. Un de mes premiers textes, c’était « le feu sur la colline ». Tu sais, ce truc-là : un feu qui s’allume, et d’autre feux qui s’allument sur les collines d’alentour, comme en réponse.
-Et ça a donné ?
-Rien, évidemment. Mon feu s’est éteint, le jour s’est levé, et les collines d’alentour étaient vides de toute présence humaine. Mais j’avais bien aimé l’écrire, à l’époque.
-C’est bien ce que je te dis. Reviens au Plaisir. Le vrai plaisir. La joie de vivre. La Joie tout court. Et si tu veux parler, il reste la philosophie.
-C’est quoi, ce truc-là ?
-Encore un truc de Vieux Ringards. Je t’expliquerai, à l’occasion.

 


Lanterne et Yi-Qing

 


-Rien à ajouter...
-C’est à dire ?
-Rien d’autre depuis la dernière fois. Je continue à m’indigner, à rager, à tempêter. Toujours pour les mêmes raisons. La prodigieuse attaque idéologique en cours contre les fondements mêmes du Vivant.
Et puis je me rends compte que je suis seul, tout seul, et que c’est inutile de faire quelque chose, et puis quoi, d’abord ?, et que tu as raison, et que les sages anciens ont raison, le non-agir, « wu-wei », tout ça...
-Je me disais aussi...Tu t’agites pour rien.
-Sans espoir. Je sais. Mais ça suffit pas de la savoir, faut changer de cap, et la barre est lourde.
-Cherche un courant. Je veux dire, trouve un courant.
-Oui. J’étais tellement paumé, la dernière fois, que j’ai interrogé le Yi-King.
-Ah ouais... ! !
-Tu...connais ?
-Un des rares trucs de votre banlieue qu’on se donne la peine d’étudier. Une des rares perles qui font croire à certains que vous n’êtes pas tout-à-fait foutus. Qu’il vous reste un avenir.
-Rien à voir avec l’avenir, pourtant..
-Je sais. Façon de parler. Votre vision du Réel est tellement tronquée, unilatérale, myope, qu’il est difficile de s’en approcher en utilisant une de vos langues dominantes. Vos mots sont inexacts, imprécis, entachés d’émotions mal placées et de manques irréductibles. Au point qu’un de vos sages estimait nécessaire de se déplacer avec une lanterne quand il cherchait quelqu’un à qui parler. Et donc, tu disais ?
-Que j’ai interrogé l’oracle, comme disent ceux qui croient aux pouvoirs occultes.
Et que la réponse m’a réjoui, tout en me condamnant à ronger mon frein.
-Essaie les carottes, c’est meilleur...Euh...Escuse, ça m’a échappé.
-Heum...Donc, j’ai tiré l’hexagramme 24, ..
-Fu ! Le Retour !
[ Bouche bée, le temps d’un battement ]
-Là, tu m’impressionnes.
-Effets spéciaux. Paraît que vous aimez ça.
-Bref. La réponse m’a impressionné, elle aussi. D’abord, la beauté du kanji, que je m’applique parfois à dessiner.
-Excellent exercice.
-N’est-ce-pas ? La calligraphie. L’art martial du dessin. Le geste juste, sans scories, sans traces. Répéter cent fois, mille fois, jusqu’à ce que tout, la main, la tête, l’œil, le marqueur, la feuille, ne fassent plus qu’un, Jusqu’au moment où tout coule de source, où il n’y a plus rien entre la Vie et sa trace...
-Bon début. Et le reste ?
-Le signifié ? Le sens ? L’explication ? la voie ?
-Le quai ?
-Te fiche pas de moi....Ça disait : « Retour. La résurgence. Le tout début du renouveau. »
Et encore : « Sortie et rentrée, sans fébrilité ». « Le chemin retourne en avant, retourne en arrière »
-Ça colle. Mieux : ça converge.
-Te le fais pas dire. Et encore : « Ainsi les anciens rois, en fermant les passages au moment des solstices, faisaient que marchands et voyageurs ne circulaient pas. »
-Et tu en captes quoi ?
-La paix. Le retour aux sources, aux miennes, de sources. La fin des tracas inutiles, émotionnels, passionnels. La contemplation des pensées tarabiscotées qui continueront à surgie, sans se donner la peine de s’y arrêter. Sans le devoir de mise-en-oeuvre. La fin de l’indignation.
-Et la question, c’était quoi ?
-Et si j’arrêtais de me battre ?

 


L’Arbre et la Porte

 


-Sensei ?
-Plaît-il ? Tu m’appelles Sensei, maintenant ? Tu as trop bu, ou ta as percuté un arbre en venant ?
-Y a un peu de ça...
-Précise...Je te signale que moi, je suis à jeun...
-Non. L’arbre.
-L’arbre ? [...] Ah tiens ...
[Long silence méditatif. Puis il se lève, va vers la cuisine. Ramène une bouteille et deux verres. Pose un verre d’avant son interlocuteur qui semble perdu dans une rêverie cosmique. Se rassied. Remplit les verres d’un liquide jaune-vert, pétillant. ..]
-Santé, comme vous dites par ici...
[L‘autre, toujours rêveur, porte le verre à ses lèvres. Lape un peu. Clappe la langue.]
-Aah.. ! [Il semble émerger]..Du cidre...[ Claquement de langue ] Breton ?
-Tout à fait indiscutable. Alors ? Ton arbre ?
-Ah oui...[ son regard se fait vague ] Sensei...
-Mais pourquoi Sensei, grands dieux ! Continue comme ça et tu vas me dédier un autel, et te prosterner devant, et chanter le Hannya Shingiyô, et allumer de l’encens, et je te fais remarquer, en outre, qu’en principe on est pas sensés renverser les rôles, et que c’est toi qui sers à boire, d’ailleurs c’est pas le rôle de l’invité, tu es chez toi, b...
-Qui est le Maître ?
-Aaaah ! Voilà ! Bois encore un coup, ça te remet la tête à sa place...Mais tu sais quand :même qu’il n’y a pas de réponse. C’est à la fois la question centrale et la moins importante de toutes. Il n’y a, en réalité, ni maître ni élève. Tu sais certaines choses et moi, j’en sais certaines autres. Je te pose des questions et tu m’en poses. Tu as un regard et j’en ai un autre. Nous ne faisons rien d’autre que métisser nos paysages intérieurs. Harmoniser nos perceptions...Echanger des informations, vulgairement dit.
-L’arbre.
-Oui ?
-C’était pas un arbre. C’était une plage.
-Bon. Tout est possible, bien entendu.
-Je voulais voir la mer. Besoin d’air. Besoin de me plonger dedans. Elle me manquait trop. Je suis parti vers Dunkerque. Bray-Dunes, exactement...J’ai marché une journée le long des vagues. Et j’ai eu peur. Très peur.
-Peur...[Songeur ] Ouais, ouais...
-Oui. Peur. J’ai déjà vu la mer plate, comme morte. Sans air. Je l’ai déjà vue noire. Je ne l’ai jamais vue ainsi. Sa respiration. Une haleine noire, fétide, lourde, qui serre le coeur et mange toute lumière...et s’en allait vers l’intérieur des terres...Est-ce que tu sais quelque chose de ça ?
-Elle se nettoie, c’est tout. Elle bougeait ?
-Oh oui. Vivante. Pas froide. Mais mes pieds devenaient transparents, à son contact. Le gauche dans le mauve, le droit dans le rouge.
-Oui oui...Et tu as eu peur...
-Peur. Et puis déprime. Comme une sensation de fin du monde...
-Banal. Certes impressionnant. Un choc, quoi ?
-Oui. L’exact contraire de ce qu’on va chercher au bord de la mer...
-Bon, ta plage, c’était pas un arbre, c’était un mur. Un mur de béton.
-Oui. Et le lendemain, j’ai traversé le pays dans l’autre sens. Pluie battante. Nuages noirs, parfois d’encre. Et tous les gens que j’ai croisés, partout, vaquaient. A leurs routines. Ordinaires. Eux, rien ne leur fait peur...sauf les femmes voilées, peut-être...
-Crois-tu ?
-J’en sais rien. Et je m’en fous. C’est seulement que j’ai, là, réellement compris que ça ne sert à rien de se battre...
-Ah ! Je commence à piger ton « Sensei » du début.
-Oui. Existe-t-il un non-Eveil ? Quelque chose qui soit radicalement l’inverse de l’Eveil ?
-Tu as compris un truc important, non ?
-Un peu, oui...Depuis je ne m’en fais plus trop pour eux. J’ai fait des confettis avec quelques-uns des brouillons que je destinais à des activités militantes. J’ai rattrapé mes lessives en retard...
-Alors. L’Eveil ?
-Sais pas. Une porte, peut-être ?

 


Interlude : Du temps qu’il fait

 


-Et vos trouvez qu’il fait beau, vous ?
[Le Choeur] - : Oui ! Mille fois , oui ! Il fait beau, le ciel est sans nuages, il fait beau comme jamais cet été, les Citadins vont au Bois-de-la-Cambre, c’est bien la preuve ! Et la Météo l’a dit, il fait beau !
-Mais le ciel, vous l’avez bien regardé, le ciel ? Il est pas bleu, le ciel il est blanc. Et d’un blanc qui fait mal aux yeux. Et même un peu verdâtre, par endroits. Et là où il est bleu on dirait le schtroumpf malade. Et l’horizon, vous l’avez vu, l’horizon ? Il est noir, carrément.
[Le Choeur] - On s’en fout ! La Météo a dit qu’il faisait beau, c’est qu’il fait beau. Et viens pas nous gâcher notre Dimanche, et puis y a le barbecue à surveiller.. !
-Et la lumière, vous l’avez vue, la lumière ? Elle est banche, teintée de gris. Aucune couleur ne ressort. Tout est écrasé, terne ? Comme brûlé, desséché. Le soleil est aveuglant, impitoyable, écrasant. La chaleur est suffocante. L’air est moite, poisseux, et colle à la peau. Il est tellement épais qu’il faut une machette pour avancer.
[Le Choeur] -Tu veux nous gâcher le plaisir, hein ! On est en Belgique, c’est comme ça... Ça a toujours été comme ça. La Météo le dira. Et puis y a une brume de chaleur, c’est normal quand il fait chaud. Et la lumière, on s’en fout. Bois plutôt une bière.
-Et le soleil, vous l’avez-t-y vu, le soleil ? De mon temps, quand que j’étais jeune, il était jaune, le soleil. Pas blanc. Et sa lumière était jaune, doucement dorée, pas blanche et hargneuse comme un celle d’un néon de discothèque. Et de mon temps, le ciel était bleu. Profondément bleu. Et l’horizon était bleu, aussi, avec une légère brume qui faisait pétiller le coeur...pas noir, avec cette brume blanche tâchée de brun, ou cette fumée couleur de gaz d’échappement qu’on voit maintenant.
[Le Choeur] --Mais qu’est ce que tu viens parler de coeur quand il s’agit de Météo ? Il faut être objectif. C’est notre devoir. Et puis d’abord on peut pas regarder le soleil, ça rend aveugle. Et puis, t’as quoi à nous embrenner avec des histoires qui sont ni raisonnables, ni scientifiques ? Tu veux nous faire peur, ou quoi ? C’est la Belgique, qu’on te dit. Et tes histoires du vieux temps, c’est rien que des souvenirs de vieux con nostalgique. Ça n’a aucune valeur scientifique. C’est subjectif. C’est Mal. Les Docteurs l’ont dit : on peut pas se fier à ses souvenirs.
- Ouais, ben, réjouissez-vous tant que vous voulez, mais moi, ce temps-là, ça me fout la trouille.
[Le Choeur] -Allez, bois une bière, ça passera !

 


Les quatre Z-Eléments

 


[ Tiens, on va leur donner un nom, pour une fois, aux protagonistes. Cyrille et Méthode ; par exemple. Cyrille est assis à une table, genre table de cuisine. Il se tient la tête. Devant lui, une feuille, encore en grande partie blanche. Comme à son habitude, Méthode apparaît. Paf, comme ça . ]
-Bon, ben, qu’est-ce que tu fais, là ?
-Ça se voit pas ? J’écris.
-T’as pas l’air bien luné, là....Ça serait-y que je dérange ?
-À peine...T’arrives ici en courant d’air, tu fous tes pieds boueux dans le courant de mon inspiration, tu souffles en outre la flamme de mon génie, et je parie qu’en plus t’apportes rien à boire.
-Là, tu te trompes. J’ai amené un Bourgueil.
-Rouge ?
-Non. Rosé. Pourquoi ?
-Question d’inspiration, de nouveau. Le sang de la terre, tout ça...
-Le sang de la ... ? ! ?. Bon. Je vais chercher des verres.
[Bruits communs de chaises remuées, de tiroirs ouverts dans un concert de couverts, tire-bouchon se mesurant au liège, et « mops ! » final et triomphant, clapotis guilleret d’un liquide s’épanchant dans le verre, et verres s’entrechoquant enfin dans une volonté partagée de fraternité cosmique, ce genre de choses...]
-Alors ?
-Ouais. J’explique. Je participe à un truc.
-Un truc ?
-Ouais. Un stûte. Une espèce de concours.
-Un concours ? Toi ?
-D’écriture. Ben ouais. Un peu de sérieux. Si je veux sortir de ma province, passer à la télé, voir des gens comme-il-faut, des femmes faciles, et les vacances au soleil en prime, faut assurer. Suivre les filières établies. S’adapter, quoi. ! Et jouer le jeu de la cooccurrence.
-Grands Dieux ! [ Un soupir, suivi d’un long silence. Et d’une gorgée de Bourgueil rosé. Il poursuit. ] Et tu fais ça sans prendre l’avis de ton caûtche, ici présent, je te signale ?
[ Silence boudeur en face ]
-Bon. Fais voir, au moins !
[ Cyrille lui tend quelques feuilles, manquant au passage de renverser son verre. Dont il s’empresse de boire un coup, on ne sait jamais. }
-« Rédaction : les Quatre Zéléments « . Pourquoi, rédaction ?
-Bon, c’est pas ça que c’est ? Parlez des quatre éléments. J’ai pas tout bien lu, faut dire, j’ai du mal sur les écrans et le chef était là, j’ai pas pu l’imprimer.
-Bon. Mais faut pas dire « rédaction ». On va te prendre pour un guignol, ou, pire, pour un paysan qu’a mal digéré l’école. Enfin, voyons.
[ Il lit un peu. Commence à sourire. Cyrille s’inquiète, se tortille sur sa chaise, puis, d’in ton assez pincé ;]
-C’est drôle ?
-Je sais pas trop. En un sens, oui...
[ Il relève la tête ]
-Tu comptes vraiment envoyer ça ?
-Ça quoi ?
-Attends. Je lis. « Dans le Flux Cosmique du Vivant, l’onde primordiale m’emporte. Éparpillé en étincelles palpitantes, je m’éveille feu, et océan. Air, et lumière. Terre, et vent.
Terre, sagesse et méditation.
Feu, joie et pétillement.
Sang, sang, Feu et Océan.
Vent, vent, chant de l’air renouvelé. »
-Ouais. Et alors ? C’est pas vrai, peut-être ?
-Alors... ?
[Méthode boit un coup. Se roule une clope. L’allume. Tire dessus sans se presser.]
-Tu as entendu parler de cette tribu gauloise où le barde finit toujours les banquets ligoté à un arbre – et bâillonné, en prime ?
-Vaguement...
[ Il hausse les épaules ]
-Faut essayer, non ?
-Ouais. Mais si tu rates le banquet, tu rates les femmes aussi, mon gars. Faut réfléchir. ..Ils vont trouver ça ringard.
-Et après ? On est des Vieux Ringards, non ?
-N’empêche. Vont te dire qu’ils n’attendent rien, mais surtout, c’est pas ça qu’ils attendent, et ça c’est sûr. Ça, c’est du Grand Guignol et en plus c’est bâclé...
-Alors ?
-« Pa vin ket klasket, vin kavet. « Quand on cherche, on ne trouve pas. Tu es plus inspiré quand tu râles.
-Comment ça ?
-Le sang de la Terre. Les pieds boueux. La flamme du génie, ça se discute, soi dit en passant.
-Le pinard ?
-Bien sûr ! Quoi de plus ésotérique que le vin ? S’il y a un Graal où fusionnent les quatre éléments, c’est bien celui-là, non ?
-Tu crois ?
-Tu sais pas ça, peut-être ? Sa couleur, d’abord. Le sang de la terre. Cliché, si tu veux, mais bien oublié dans notre puritaine époque. Le feu volcanique, la Vouivre de l’inspiration qui te gonfle le coeur, et éparpille les bornes de ton quotidien au vent de toutes les idées folles qui étincellent dans la nuit. ..Et au final de l’ivresse la sagesse de la Terre qui t’invite à la méditation, couché sur Elle , les bras ouverts à l’Immensité...
-Mais on peut pas dire des trucs pareils. C’est pas politiquement correct.
-Choûte-mi bin, valèt ! T’as déjà fait bien pire, non ?
-Ouais, mais j’aurai l’air de quoi ?
-T’auras l’air, simplement. Il manquait à la chanson çui-là....

 


Au seuil du Désert

 


-Bon, alors ,tu laisses tomber ?
-Bien envie. Bon, d’accord, c’est vrai que j’ai quelque chose à dire. Qua je le dis. Que ça a, donc, un sens. Que parfois, je fais de belles envolées. Que, oui, ça me donne l’impression de combattre, tu vois, de fournir parfois des informations qui pourraient être essentielles à une résistance anti-robotisation, mais rien, que dalle, nib, netra, nada. Pas le moindre écho, nulle part. L’infini silence des galaxies. UN filet d’eau qui se perd dans une terre aride. ..Bref. Dès lors, je me pose, en toute bonne logique, la question que voici : à quoi, foutrebleu, cela sert-il ?
-Tu me poses la question, là ?
-Même pas. Appelle ça un constat, si tu veux bien. J’ai plus envie de perdre mon temps à ça. Plus envie de chercher. Plus envie de me creuser la tête à définir ce que tout le monde devrait, simplement, pouvoir sentir en soi-même. Plus envie de contacter des gens dont le seul intérêt est d’être, de par leur position, à un nœud de diffusion de l’information, un noeud-rhône, si tu veux, d’envoyer des courriels, des mises au point, des demandes d’explications qui restent toujours sans réponse, tant il est vrai qu’on ne questionne pas la Foi, surtout si elle est de Gauche...Plus envie d’essayer de participer à ces débats internautiques, qui sont d’ailleurs aussi tronqués au départ que leurs équivalents médiatiques, à croire que l’esprit critique n’est pas pixelisable. D’ailleurs, c’était plus mon cap, si tu te souviens bien....
-Me souviens. J’étais censé te fournir des conseils, non ? Te servir de guide, de gourou, comme vous dites.
-Non. De caûtche. Co-ache. Gourou, c’est mal. Cautche, c’est bien.
-J’arriverai jamais à piger votre Morale. Mais tu voulais trouver la voie du Narcissisme sacré, c’est bien ça ? Pour faire comme tout le monde et ne plus te sentir tout seul ?
-Oui. Oui, et non. J’ai quelque chose à dire, et c’est pas possible de le faire entendre, alors qu’avant, il y a trente ans, c’était possible, et ça, ça m’étonne, parce que j’avais toujours cru au progrès, et au progrès de l’Humanité, et je me suis dit, bon, c’est pas le bon bout, aujourd’hui il faut parler de soi, je vois pas trop l’intérêt mais c’est ça qui marche, sur cette chose bizarre qu’il appellent la Toile et qui est devenu le moteur unique des rencontres non encore tarifées, où ce qui accapare, qui focalise, qui concentre l’attention, ce sont de colossaux monuments de nombrilisme névrotiquement égocentrique, c’est ça qui marche, mon pote.
-Et c’est pas ton truc...
-Non. Je vois pas l’intérêt. Parler de moi, c’est pas intéressant. Et ça m’emmerde, profondément. Je suis pas différent des autres. Je suis vivant. Eux aussi...( Silence pensif ) Enfin, en principe, du moins.
-Donc, on y revient, tu laisses tomber.
-Ouais. Et pour de bon, ce coup-ci.
-L’écriture ?
-Non. Ce type d’écriture-là. Ce type de recherche. Ces coups de gueule qui se perdent dans l’agitation névrotique des Non-Vivants. J’y arrive plus. Ça me fout la nausée. J’avais presque tout lâché, et puis voilà que je m’y suis remis, pour une connerie d’élection. Avec une liste de Gauche. Et à un moment, voilà que je me pose des questions.. Et que je leur pose les questions que je me pose. Et qu’on me censure ces questions, comme dans le bon vieux temps. Dégoûté, je te dis. Marre...
-Comme l’autre fois ?
-Oui. Celle du tout début, quand j’ai lancé mon appel à l’Univers, comme on dit chez les développeurs personnels.
-Et qu’il t’a répondu...
-Mouais. J’en sais trop rien. Le fait est que c’est à ce moment que tu as débarqué. J’ai toujours pas compris exactement d’où tu sors, et ce que tu viens faire, à part siffler mon pinard...
-« Nous voulons des renseignements...Des renseignements ! « . Puis t’exagères, pour le pinard. Je t’amène du rosé de Loire, à l’occasion.
-Juste...
( Ils sirotent un coup, en silence )
-Je vais te dire,..
-...Ayano.
-?
-C’est mon nom, ça. L’autre fois, tu as failli me vexer, en m’appelant « Méthode ». C’est bien de vos coutumes barbares, ça, d’attribuer des marques de fabrique à des êtres conscients.
-T’as raison. J’étais bourré, et déprimé, ce qui n’est pas une excuse vu le nombre de fois que ça m’arrive. Moi c’est Thomas, à propos. On m’a jamais appelé Cyrille. Surtout pas ma mère. Elle avait beau ne pas s’y retrouver dans les noms de ses enfants, elle n’en inventait quand même pas de nouveaux. Surtout pas russes. Les Russes, c’étaient des Rouges. Et les Rouges, c’était le Diable.
-Thomas...( Il tend son verre vers le sien. Les verres s’entrechoquent, légèrement. Regards échangés ). À la tienne.
-Sláinte mhath, Ayano !
-Thomas. L’incrédule ?
-Non. Erreur de point de vue, ça. Celui qui ne croit que ce qu’il ressent, de tout son être. Celui qui ne s’en laisse pas compter par les fabriquants de poudre aux yeux scientiste. Ou mystique, ce qui revient au même. Enfin, pas trop souvent, quoi. Parce que c’est tellement bien foutu qu’on marche toujours un peu dedans, au départ. Mais de moins en moins longtemps, en tout cas.
-Conviction intime, quoi...
-Encore plus que ça. La vibration, l’harmonie, la manière profonde et immédiate dont le Vivant reconnaît le Vivant. Ce qu’on appelle la Magie. Ce que les Cons appellent l’irrationnel, ou le subjectif. Un mot qu’ils ne prononcent qu’en le crachant. C’est ce cap là que je reprends. Rien à perdre, de toutes façons. Le ferai exprès d’écrire mal. De faire des fautes. Je parlerai pas correct. Je distillerai ma colère à petites doses.
-Pas l’air d’aller fort, camarade...
-Ce jour d’hui, non.. Ces derniers temps, je me sens prisonnier. Prisonnier de ma solitude, des voies rapides qui déchirent les forêts et les landes, et qu’on ne peut traverser sans risquer sa peau. Prisonnier des métastases du cancer urbain, qui change nos villages et nos hameaux en banlieues, tristes comme des cimetières, et même plus, parfois, qui transforment les fermes en exploitations agricoles, des villas tristes entourées de hangars préfabriqués, prisonnier des néons partout présents – Zégurité, n’est-ce-pas – qui cachent les étoiles et changent les nuits de pluie en vision d’enfer orangé, prisonnier de trains conçus pour éviter tout vis-à-vis, toute rencontre imprévue, tout regard vers l’extérieur, le paysage, pour que chacun puisse se consacrer, seul dans son box, à communiquer avec le monde entier via la foultitude d’appareils que Big Brother nous offre, pour un prix modique, bien entendu, prisonnier de ce monde de machines et d’hommes nouveaux, post-humains.....
Non, c’est vrai, j’ai pas le moral. Mais je continue à l’écrire. Des fois qu’il y aurait encore des Vivants quelque part.
-Tu y crois ?
-Plus fort. Mais bon, c’est pas la peine d’y croire pour mettre un pied devant l’autre. Et puis, pas le choix. L’autre terme de l’alternative, c’est le suicide. Je ne comprends pas. Ils sont seuls, tous. Ou beaucoup, en tout cas. Mais ils croient qu’ils font partie de quelque chose de formidable, parce qu’ils ont Facebook. Et quand ils sentent un chatouillis quelque part, ils croient qu’ils jouissent. Simplement parce qu’on leur a fait croire que l’orgasme, c’est quand ça chatouille.
Mais ils sont tristes. Éteints. Quand tu les regardes bien, tu vois qu’il sont tous emballés dans une sorte de grand préservatif, qui les met à l’abri du soleil, de la lumière, du vent, de la joie, de l’imprévu, des rencontres non-programmées...Préservés de la Vie Vivante, quoi. Et ils compensent tout ça par un univers de fantasmes, que leurs diverses connexions alimentent à loisir. Et si tu leur dis ça, ils te mordent. Remarque, je les comprends. S’ils s’en rendaient compte, ils se suicideraient en masse.
-Le suicide ? Tu y pensais vraiment ?
-Non. Plus maintenant. Bien sûr que non. Pourquoi est-ce que je ferais du mal à mon corps, à l’animal en moi, qui ne demande qu’à vivre, aimer, rire, chanter ? Pourquoi je tournerais contre lui la violence imbécile de cet agrégat de Non-Vivants qui s’imagine encore constituer une société humaine ? Et puis tout n’est pas foutu...
-Il reste le vin......
-Tu l’as dit. Et que les puritains soient changés en statues de sel !

 


La Foi c’est le Doute

 


-Bon. Si tu dis que ça marchera...
-Ça-mar-che-ra ! !
-Ça sera lu ?
-Suis pas le bon Dieu, Thomas ! J’en sais rien !
-Mais si c’est pas lu, à quoi ça sert ?
-Et faire ton jardin, ça sert à quoi ?
-J’en sais rien...
-Ah ! Tu vois !
-Non !
-T’es de mauvaise foi...
-Normal, non ?
-C’est quoi qui est normal ? Ta mauvaise foi ?
-Oui !
-Et c’est quoi, normal ?
-Ah ! Une question sensée !
-La première. Et peut-être la seule.
-C’est pas des renseignements que tu voulais, la dernière fois ?
-J’ai tout ce qu’il me faut, et même plus. Ce qui me manque encore, c’est un cadre cohérent pour comprendre tout ça. Une grande prairie avec des points d’eau, une cabane, du fourrage, et une clôture solide, pour y lâcher tous ces délires moutonniers. Tu ne m’as pas répondu, pour le jardin.
-J’en sais rien, je te dis. D’abord, j’y fais pas grand chose. Seulement le compost, et de la taille. Je sais que ça m’apporte quelque chose. Surtout le compost. De la joie, un pétillement dans la poitrine.
-L’Œuvre.
-Tu dis ?
-L’Œuvre. le truc des Alchimistes, et des Compagnons. Tu ne connaissais pas ?
-Entendu parler... Mais c’est la pierre philosophale, ça ?
-On s’en fout, de ce caillou. T’as envie de changer du plomb en or, toi ?
-Pas des masses. Tu as raison. Y’en a déjà trop qui font le contraire. Sans le remarquer. Faut le faire !
-L’Œuvre. ce que vous appelez « travail », tout à fait trivialement. Un de vos chercheurs a compris que c’était important, que seul le travail vivant – il précisait bien ; «vivant »- crée de la valeur. Autant intérieure qu’extérieure, d’ailleurs. L’Œuvre. C’est la seule chose qui compte vraiment.
-Et l’amour ?
-Bien sûr. Pas d’œuvre sans amour. Et l’amour dans l’œuvre fait germer la connaissance. La vraie. La connaissance intime de l’univers.. Mais tu sais tout ça, déjà.
-Un peu. C’est confus. Et je me décourage souvent.
-Normal. C’est eux qui créent la confusion. Votre société est régie par des gens qui ont perdu tout contact avec l’essentiel. Qui prennent leurs fantasmes pour la réalité. Qui utilisent le travail des autres pour leur faire prendre corps. Ils s’isolent pendant cinq ou dix ans du monde vivant pour être initiés par des momies à un savoir mort. Austère. Et leur adhésion finale à ce savoir est sanctifiée par un bout de papier qu’ils appellent diplôme. C’est bien comme ça que ça se passe, non ?
-De fait. Tu as l’air au courant.
-Je fouine. Je me renseigne. Et quand ils ont reçu leur papier- qu’eux mêmes appellent encore parfois « parchemin »-, ils le mettent dans un sac qu’ils nomment « attaché-case »...- tu vois, la petite case attachée à leurs pas ? - , et vont s’installer quelque part au sommet d’une tour, où ils pétrissent l’intérieur de leur tête à l’aide d’un écran. Puis ils élaborent des théories, ou des directives, et s’en vont les raconter devant une caméra, entre deux publicités.
-On n’est pas obligés de les regarder, tu sais. Enfin, pas encore. Y a le foot.
-Dieu est grand ! N’empêche que c’est ces gens-là avec leurs diplômes et leurs idées préfabriquées, qui vous dirigent et vous disent, jour après jour, ce que vous devez penser, ce qui est normal, de quoi vous devez avoir peur, ce qu’il faut faire quand on a le malheur de rencontrer un inconnu. Ce sont eux qui vous disent de ne surtout pas croire ce que dit votre corps, ce que chante votre coeur, de ne croire que ce que eux, blouses blanches, costard-cravates, vous disent de croire du fond de leurs antres stérilisées, laboratoires ou sommet de donjons.
-Dis, c’est pas un peu anti-intello, ton discours ?
-Si tu appelles « intellos » ceux de vos congénères qui passent leur temps dans leur tête, déconnectés du Vivant, oui !
-Continue comme ça et tu auras du mal à faire prolonger ton visa !
-M’en fous. J’ai mes filières. Puis c’est pas un peu normal de s’énerver, quand on voit tout ça ?
-Sauf que c’est plutôt moi qui m’énerve, d’habitude. C’est toi le gourou, et les gourous sont censés être zen.
-Ah ouais...Gourou. Encore une de vos belles trouvailles.. Normal. Vous ne savez plus ce qu’est la connaissance. On vous fait croire que c’est des puces dans le cerveau. Vous ne savez plus ce qu’est l’amour. On vous fait croire que c’est un truc d’hormones. Et vous admettez tous qu’il est normal de donner l’or de votre travail à un rentier, pour qu’il le change en plomb. Alors, quelqu’un qui dit pas pareil, c’est forcément un gourou. Ou un dingue.
-Je blaguais, Ayano !
-Ah tiens ? LOL, hein ? On vous fait avaler n’importe quoi, mais c’est LOL. Et vous gobez. Vous êtes fantastique, cher public !
-On parlait d’Œuvre, non ?
-On est en plein dedans. Emotions. Colère, tristesse, gaieté. Chagrin, joie. Douceur. Courant de la conscience. Création quotidienne de la réalité. Dans le plus infâme des ateliers, c ‘est ainsi que se passe. La grandeur de l’Humain, c’est là. Et vous ne voulez pas le savoir. Et vous l’ignorez. Et vous dépréciez l’essentiel, en étalant vos egos prêts-à-porter. Et c’est là que je ne comprends plus. Comment faites-vous pour ne même pas voir ça ?
-Voir quoi ?
-Arrête, Thomas. Tu le sais, toi. Mais tu n’y crois pas.
-Normal....Vu le contexte.
-Non. Il n’y a pas de normes. Il n’y a qu’un grand courant. On nage avec ou on nage contre, c’est tout. Il n’y a qu’une transformation permanente, un fleuve qui nous emporte. Et à chaque instant nous sommes recrées par ce que nous mettons en œuvre...
-Alors ?
-Vas-y ! Avance ! Pas à pas... Sans te presser. Même sans y croire. La Foi est inutile.
-Ouais. De toutes façons, ils diraient, eux : « La Foi c’est le Doute ».

 

Calendrier Maya, Dernière.

 

Sur la table vert-de-gris, déjà submergée par le foutoir quotidien ( dictionnaire, bouquins, BD, cendriers, bougies, verres, bouteille de pinard entamée, crayons, marqueurs, partitions, restes de petit-déjeuner et autres bizarreries à peine identifiables ) , Ayano vient de déposer une pierre. Une grosse, brune, basaltique, décorée de dragons biscornues et de femmes avenantes, ainsi que de signes glyphiques, très décoratifs. Thomas sursaute, lève les yeux, soupire. Il fait mine de reprendre la feuille où il écrivait, hésite, hausse les épaules, attrape un des verres qui traînent sur la table, et le tend vers le nouveau venu. Ce dernier, entretemps, s’est assis. Un silence aussi dense qu’un brouillard hivernal s’installe quelques instants...
- C’est quoi, ce bidule ?
- Ah ! Quand même :
- Quand même quoi ?
- Me demandais combien de temps tu mettrais à réagir. Et je te signale que tu m’as passé un verre vide.
- La bouteille est là. Le côtes du Rhône. T’es assez grand pour te servir, non ?
Il se sert. Lève son verre. Le fait tourner devant ses yeux, puis le tend. Trinquement réciproque.
- Bon. Je répète : c’est quoi, ce truc ?
- Pas encore deviné ?
- C’est pas un peu téléphoné, comme gag ?
- Mais c’est pas un gag ! C’est le nouveau. !
- Le... ?
- ...nouveau calendrier maya. Enfin, faudrait plutôt dire : le complément de l’ancien. Piqué par mes propres soins cette nuit même dans la réserve secrète des caves du Vatican ! Ces pourris l’avaient planqué dans un placard, à côté des chiottes !
- Bon. Tu bats la campagne ou t’as fumé la moquette ?
- Crétin ! Y a pas de moquette chez toi et tu sais très bien que je ne suis qu’un pauvre SDF.
- Dac. Explique, alors ! Et n’essaie pas de me faire admettre que tu marches dans ce délire de fin du monde à la con.
- Joli. Ce serait pas mal si c’en était la fin, de ce monde à la con, de fait.
- Mais ça, j’en doute.
- Normal. Pour peu qu’on puisse encore utiliser ce mot, de nos jours.
- Bon. Résumons. Sont tous encore en train de flipper, enfin, pas tous, disons les frappés habituels, è cause de cette monumentale manipulation, ourdie par on ne sait quelle officine médiatiquement correcte, et toit, t’arrives, paf, comme ça, l’air de rien, avec la suite du programme. J’ai bon, docteur ?
- À peu près. T’es-tu seulement demandé pourquoi les Mayas n’avaient pas été plus loin que 2012 ?
- Sûr. Primo, pour un peuple de paysans, élaborer un calendrier qui court sur plus de huit siècles, ils ont dû estimer que bon, ça suffit comme ça, pour le reste, on verra plus tard, y a encore du maïs à rentrer, et on ferait bien la sieste avec nos copines, aussi.
Deuzio, y a pas eu de plus tard. Leur monde s’est effondré, sous son propre poids, apparemment. Pour une fois – la seule, sans doute – les Européens n’y sont pour rien.
- Continue.
- Et donc, incapables de prévoir l’effondrement de leur civilisation, comment veux-tu qu’ils aient prévu la fin du monde tout court ? Simple logique, mais ça fait longtemps qu’on trouve plus cet article-là sur la Marché, la Logique.
- Tout-à-fait. Et c’est là que ça devient intéressant. On vous le fait assez souvent, ces derniers temps, le coup de la Fin du Monde, non ?
- Sûr. S’ils sont tout à fait incapables de planifier quoi que ce soit de vital, pour le guignol permanent ils sont devenus très très forts.
- Vas-y, Watson.
- La peur, bien sûr ! Le spectacle de la trouille. A la fois pour le divertissement, et surtout pour l’édification des masses. Ici, on gouverne par la Peur et par les Fantasmes. La peur pour le bâton, et les fantasmes pour la carotte. Et quand tout le monde sera bien soulagé, ouf, c’est pas pour cette fois-ci, on mettra un peu d’austérité et de nouvelle morale en plus dans la choucroute, pour remplacer les saucisses manquantes. Et bon, et c’est là que je vois bien à quoi elle sert, ta pierre.
- C’est le complément au calendrier. Son mode d’emploi, même si c’est plus que ça. Pas pour rien que c’était planqué dans les chiottes du Vatican.
- Comme tout le reste. Le Graal et compagnie.
- Le Graal n’a rien à voir là-dedans. C’est un calendrier cyclique, tout simplement. Et cette pierre montre comment calculer le cycle suivant. Regarde ! Tu vois quoi ?
- Des femmes. Jolies, d’ailleurs. Et des dragons.
- Les deux forces fondamentales. La bleue, et la rouge. L’Univers est femelle. Force bleue, la grande méduse cosmique, la force féminine. Et les dragons, l’autre force. La force rouge, la mise en œuvre. Le feu. L’énergie mâle. Et de l’équilibre de ces deux forces dépend la vitalité du cycle suivant.
- Le Yin et le Yang, quoi.
- Comme toujours. Mais jamais, dans toute votre histoire, la force fondamentale, la féminine, n’a été aussi faible. L’énergie féminine est moribonde, niée, foulée aux pieds. Et la force rouge, livrée à elle-même, est destructrice. Voilà la seule chose à retenir.
- Tu veux dire, que, pour une fois, ce ne serait pas une manipulation ? Plutôt un avertissement ? Une sorte de Wikileaks cosmique ?
- Va savoir. Serait peut-être temps que vous vous posiez la question. Parfois, le reste de l’Univers se défend....

 

Siège de Saint Pierre et ronds de fumée

 

-Dis-donc, Ayano....
-Oui ?
-C’est-y pas du Vatican que tu as causé, la dernière fois ?
-Possible...
Ayano ferma les yeux, fugace sourire aux lèvres, l’air du gars en train de se dire ça y est, cet emmerdeur va aborder avec ses questions à la con, pas foutu de profiter un peu du silence, de savourer tranquillement ce Saint-Chinian, acheté à prix d’or à l’épicerie du coin. Pas tout à fait du coin, l’épicerie, d’ailleurs. Un peu plus haut, à droite, en montant vers l’église. Pas mal du tout, l’épicière. Mais pourquoi fallait-il, sur cette foutue planète, que tout bon moment fût nécessairement encadré d’une transaction monétaire ?
Thomas, quant à lui, se roulait une clope, se concentrant intensément sur ce papier qui, à tous les coups, faisait mine de se froisser entre ses doigts trop larges, sur ce tabac qu’il n’était jamais arrivé à doser du premier coup, merde, mais comment il faisait, Lucky Luke, tout en gardant une parcelle d’attention un peu intriguée, dirigée vers Ayano. Pourquoi il amenait un Saint-Chinian de première, celui-là ? Bon, après tout, pourquoi pas ? Faudrait stopper cette manie des soupçons idiots, chercher midi à quatorze heures, au lieu de se concentrer sur ce tabac qui débordait des deux côtés à la fois, c’est pas comme ça qu’il arriverait un jour à égaler Lucky Luke.
Boire, trinquer, savourer. On n’a que le bien qu’on se donne, disait sa mère.
Ayano attrapa le tabac, le papier, et se roula une cigarette d’une seule main, sans regarder. Il revoyait l’ovale du visage de l’épicière, et son sourire amusé, au détour d’un mot.
-Merde !
-Quoi ?
-Mais comment tu fais ?
D’un coup, le visage de l’épicière se dispersa, remplacé par le regard étonné, un rien envieux, que lui lançait Thomas.
-Comment je fais quoi ? Aller au Vatican ?
-Rouler ta clope comme ça !
Silence. Il alluma sa cigarette, puis celle de Thomas, qui continuait à le regarder, l’air vaguement dégoûté.
-Le métier, petit, le métier.
-Petit ? Comment ça, petit ?
-Vais pas dire "petit homme ", quand même .
-Tu fais chier...
Une pause. Il regardait Ayano, en train de souffler un rond de fumée parfait. Ce type ! Alors que lui n’avait jamais été capable d’expirer autre chose qu’une espèce de brouillard informe. Bref...
-Et le Vatican, ceci dit, t’y serais pas retourné, ces derniers temps ?
-Pourquoi donc ?
L’air sincèrement étonné.
-T’es pas au courant, peut-être ?
-Ah oui. Ce truc-là. Tu crois quand même pas que j’y suis pour quelque chose ?
-Mouais. Y a des fois, je me demande. La démission du pape, puis la foudre qui frappe le dôme de la basilique, trois fois, il a dit le journaleux.
-Tu veux que je te dise, Thomas ?
-Je ne sais pas.
-Alors, je dis. Petit un, tu me prends pour qui ? Votre déesse du Soleil ? Votre dieu de la Lune ? T’as quand même dû remarquer, depuis le temps, que je n’ai ni longue barbe blanche, ni trousseau d’éclairs en main. Ni même en porte-clés.
-Ça t’arrive de te servir d’une clé, toi ?
-Te fiche pas de moi. Je continue. Petit deux, même si j’avais le pouvoir d’intervenir, y a un truc qui fait que je peux pas m’en mêler, point barre.
-Ah ouais ? Et ton casse dans les caves du Vatican ? Le mode d’emploi du calendrier maya ? Un mois avant la démission du Boss ?
-Rien à voir. Ça, c’était pour l’édification du Peuple.
-Pardon ?
-J’ai refait mon numéro, en mieux, dans l’un ou l’autre bistrot. Et, une fois, sur le quai de la gare, pour les gens qui râlaient à cause des retards. En général, ça fait rire, et vous avez surtout besoin de rire, si vous voulez survivre encore deux ou trois ans.
-Bon ! C’est la meilleure, ça !
-Eh oh, Thomas, rastreins ! Si toi, t’es musicien, moi, je suis bateleur. Et quand le vent gonfle la voile, je fais mon truc. Viens pas me dire que tu fais pas pareil avec ton biniou !
Thomas médita un instant. Il n’avait jamais envisagé que cet emmerdeur, certes sympathique, pût lui ressembler en quoi que ce soit. Comme quoi. Et son Saint-Chinian était une merveille. Qu’est-ce qu’il avait bien pu raconter à l’épicière ?
Ayano venait de réussir un très beau rond de fumée. Finalement, y avait que ça de vrai, les ronds de fumée. Et quelques millions d’autres trucs du même tonneau. Restait un petit trois qui se lovait dans les neurones du haut, avant-gauche, mais l’idée de l’extirper de là le fatiguait. Ces Terriens, avec leurs questions idiotes et leurs préoccupations bizarres, semblaient définitivement incapables de faire des ronds dans l’eau. Il reprit quand même.
-Et, petit trois, j’ai une question à te poser.
Thomas, qui se balançait sur sa chaise, faillit partir en arrière et se rattrapa de justesse.
-Une question ?
-A quoi ça sert, au juste, un pape ?

Thomas se massa énergiquement les tempes, d’un mouvement circulaire englobant les yeux. Il aurait bien voulu revenir un tout petit peu en arrière, quand c’était encore simple, avant que jaillisse de va savoir quel trou noir perdu dans l’immensité cette question stupide. Il n’avait pas la moindre envie de regarder en face, de voir l’air goguenard de l’autre qui l’attendait au tournant, et vas-y, explique donc à quoi ça sert, un pape. Fumée noire, fumée blanche, souvenirs d’enfance, Saint Nicolas, Urbi et Orbi, non , quoi...
Ayano, à dire vrai, s’en foutait complètement. Il regardait par la fenêtre le ciel sombre, morose, triste, à la fois gris et brun, de cette après-midi de début mars. Et se demanda, une nouvelle fois, ce qu’il était venu foutre ici, en ce lieu qui, décidément, évoquait bien plus le monde nommé « Enfer » par ces Terriens que son village natal, verdoyant et ensoleillé. Mais bon. Fallait bien que quelqu’un se tape la corvée, au moins essayer de leur faire voir que quelque chose clochait.
Thomas soupira un coup et se lança.
-Tu n’en as vraiment pas la moindre idée ?
-Bien sûr que si. C’est un truc énorme, je le sais aussi bien que toi. Deux mille ans de votre Histoire, ça couvre. Le premier Empire, fondateur de votre soi-disant globalisation, avec son empereur-dieu, dont vos papes sont les successeurs. L’assassinat horrible d’un brave type qui aimait les femmes et la vie, et dont le tort principal était de voir la lumière du Vivant, changé par la suite en prophète pour les besoins de la Cause, vous aimez bien ça, les Causes. Et cette Cause se transformant finalement en conquête de la planète, guerres de religion, massacres et atrocités, répression impitoyable des coutumes populaires transmises par les femmes, bûchers et tortures mis en scène par des mâles frigides...
-Pourquoi tu me poses la question, alors ?
-Parce que c’est avec toi que je parle. Et que, de votre point de vue, tu tiens pour moi le rôle du bouc émissaire.
Il s’arrêta un moment, le temps de saisir la bouteille et de remplis, à ras bord, le verre de Thomas.
-Bon, d’accord, tu ne le mérites pas. Si je comprend bien ce que veut dire « mériter ».
Thomas but un coup, lentement, revenant sur la pointe des pieds aux sensations basiques, refermant la porte de l’angoisse.
-J’ai eu peur. C’est tout. Je sais pas si tu te rends compte de ce que c’est, comme charge, le coup du péché du monde.
-Plus ou moins. Notion étrangère,. On essaie d’imaginer.
-Evidemment. Base de notre magie noire. De l’envoûtement dans lequel nous vivons.
-Tu veux dire que ça part de là ? Votre magie ?
-Envoûtement, j’ai dit. Sans doute. Le mur construit entre nous et l’univers. Le labyrinthe dans lequel nous errons, aillant de meurtre en meurtre, de déni en déni, de crucifixion en massacre, de surhomme en homme nouveau
-Et d’embrouilles en confusions...
-Tout juste, mon pote. As-tu vu autre chose que de la confusion, toi, sur ce monde ?
-Parfois. Dans les yeux des enfants.
-Qui, eux, posent des questions. Mais un pape, ça sert pas à ça. Ça sert à donner des réponses. Poser des questions, c’est bon pour les mômes. Les adultes, ils ont des réponses. Quel que soit leur camp, d’ailleurs. Oppositions bidon. Ils disent, par exemple, il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions. Et ils ont réponse à tout, toujours. Jusqu’à la nausée. Jusqu’à la confusion totale.
-Et de nouvelles guerres, sans doute ?
-Bien sûr. Qui seront, cette fois, humanitaires. De même qu’en son temps, la conquête de l’Amérique et de l’Afrique. Conquête humanitaire. Fallait apporter la civilisation, à ces pauvres gens, perdus dans leur ignorance. Et demain, ils recommenceront. Pour les libérer de leurs préjugés. Avec la même bonne conscience, toujours. Ça aide, pour les massacres, la bonne conscience. Les uns parleront de Dieu. Les autres de la Science, ou de la Raison. Les uns parleront du Saint Esprit, les autres, des Lumières. Mais ça reste le même discours.
-En fait, vous n’ouvrez jamais la fenêtre...
-Parfois. Parfois, il y a comme un miracle. Le précédent, de pape, avait rassemblé dans une petite ville , en Italie, un paquet de représentants religieux, chamanes, gourous, prêtres, sorciers, prophètes – et je veux dire les vrais, ceux qui s’appuient sur les coutumes de leur propre peuple. Ils avaient prié ensemble, chacun à sa manière.
-Je sais. C’était à Assise. La ville de Saint François.
-C’est ça. Ce cinglé qui parlait au vent, aux oiseaux, aux loups, au soleil, à la lune. Ce gars qui parlait de sa sœur la pluie. Tu connais ?
-On a ça, chez nous. La grande méduse.
-Bon. C’est quoi, ce bidule ?
-T’occupes. Et tu crois qu’un type de ce genre pourrait devenir pape ?
-Aucune chance. Ils vont se bagarrer entre gestionnaires capitalistes, lobby homosexuel, théorie Queer, inquisiteurs traditionnels, vendeurs de reliques et autres joyeusetés du style. Et, sauf miracle, on verra sortir un nouvelle empereur romain, qui nous plongera encore un peu plus dans la barbarie. Alors, tu vois, ce genre de questions...
-Ça te déprime...
-Exactement. J’aimerais encore mieux parler de foot.

 

Thomas et la zappette maléfique

 

-Ça fait longtemps, non ?
-Quelques mois, quelques années ? J’en sais trop rein, en fait...Tu veux une bière ?
-Fraîche ?
-Plus ou moins. Je les emballe au fond de mon sac.
-T’as pas un de ces trucs, comme ils ont tous, là, pour garder leur gamelle au frais ?
-Frigobox ? Non. J’aime pas ces bidules. Encombrant. Et ça doit se porte à bout de bras, et ça cogne aux jambes quand tu marches.
Thomas farfouille dans le fond de sa besace, et en sort deux bières. Il en passe une à Ayano, et se dégoupille la deuxième.
-Comment tu m’as trouvé ?
-Fastoche. Un coin où personne de sensé ne s’arrêterait. Un arrêt de buis désaffecté perdu en pleine cambrousse.
-Je suis si transparent ?
-Pour moi, oui. Et en plus, le paysage donne envie de s’arrêter.
Devant eux, la vallée s’ouvrait, plein sud, vers des coteaux boisés. Plus près, des tracteurs, en pleine fenaison. Odeur de foin fraîchement coupé, lumière impalpable. Une vieille route, qui connut des jours meilleurs, désormais émaillée de nids de poule. Certains, d’ailleurs, ressemblant davantage à des trous d’obus.
-Santé, Thomas !
-Santé, Ayano !
Le hic, avec les canettes de bière, c’est que, en trinquant, ça fait un bruit mat, mou, un peu écœurant. Mais bon. Le monde était à feu et à sang, comme disait l’autre, on n’allait pas s’en faire pour si peu.
-Quoi de neuf, mon pote ?
-Je suis ton pote, maintenant ?
-Et quoi d’autre ? ...Me demandais ce que tu devenais, j’avais pas de nouvelles.
-Et je t’en aurais donné comment ? T’as pas de portable, pas de domicile connu, et t’es même pas sur Fesse-de-Bouc.
-Y a un chat chez toi, non ? Il aurait fait la commission, avec plaisir.
-Un chat... !
Thomas hausse les épaules, qu’est ce qu’il débarque encore comme délire philosophico mystique, celui-là !
-Tu vois..T’es encore bien comme eux, quelque part. Mais ça viendra.
-Quoi donc ?
-En son temps. Comme tout.
Nouveau haussement d’épaules.
-Je suis pas pressé.
-Je sais. Mais il faudra parler.
-Et qu’est ce qu’on fout, pour le moment ?
Un silence. Chacun boit une gorgée.
-Toujours la même rengaine. Ce qu’on fait ? Y a t-il à faire ?
-Je sais pas.
-Justement.
-Et en fait, je m’en fous. De plus en plus.
-Justement.
-Le monde a changé, Ayano. En deux ans, depuis qu’on a commencé notre palabre. Tu sais, j’aime bien ce mot. Palabre. Je préfère la palabre à la parole. La palabre, ça tient du feu. Ça flamboie, ça s’éparpille, ça s’entrelace, ça se tire en volutes, ça jaillit, ça ne prend jamais le même chemin. La parole, ça suit des itinéraires. Balisés. Formatés. Des autoroutes, des voies ferrées. Et ça ne s'écarte jamais du droit chemin, et si jamais ça s’en éloigne quand même, c’est dans des directions prévisibles même quand ça se dit imprévu.
-T’es pas clair, là.
-Non. Pas encore. Pas fort. Mais ça bouge. Le monde change, et je change aussi. Mais pas dans le même sens.
-Tu crois ?
-Je le sens. Le sens du courant. Étincelles, flammèches. Résurrections locales. Isolées, mais réelles. Un courant très profond. Mais que les maîtres de la Parole habillent d’obscurité.
-Et du coup, tu t’écartes.
-Pas le choix. Marre. Fatigué. Si c’était possible, j’irais passer l’été sur une île. Loin. Un ermitage. Ou tout au bout d’un alpage, avec rien que le ciel étoilé. Et je reviendrais différent, et je saurais quoi faire, puisqu'il faut quand même faire, pas le choix. Mais pour moi, le choix, je l’ai pas. Dans ce monde, triste à crever, on a pas le choix. Sauf entre l’illusion "Aleph"et l’illusion "Tau ".
-Seul, t’irais ?
-Faut bien, aussi. La solitude, c’est le terreau de ce triste monde. Un terreau amer qui nous oblige à avancer, au bout de la lande, au bout des étoiles. Ou à crever sur place, devant un écran. Un terreau stérile où rien ne prend racine.
Regarde...J’avais une copine, là-bas, en ville. Elle m’a zappé.
-Elle t’a quoi ?
-Zappé, mon frère, comme je te le dis....
( Silence. Le temps pour un bourdon de venir faire un repérage près d’une canette vide. )
Attends.. ! Tu captes peut-être pas ce que ça veut dire, ce barbarisme ?
-Ben...
-Ouais, d’accord. Bon. Tu vois ce truc là, qu’ion appelle "télé" ? Ces écrans colorés et scintillants qu’on voit partout ?
-Ouais. Difficile de pas voir ça...C’est ça, "télé "?
-Pas que. Mais beaucoup. "Télé ", c’est des spectacles qui viennent d’une centrale. Organisés pour qu’un maximum de monde aille se coller contre les écrans, en même temps, et communie dans le même spectacle.
-Au quai. Je situe.
-Bon. Quand le programma te plaît pas, t(appuie sur un bouton, sur un bidule qu’on tient dans la main, et qui envoie une onde qui fait changer le programme. Ça s’appelle une zappette. Zapper, c’est changer de chaîne.
-Je vois.
-Et bien, maintenant, les gens se zappent entre eux.
-Ah !
Ayano reste pensif un moment, jette un coup d’oeil au bourdon qui vient de reprendre un vol un peu sinueux, et, de nouveau :
-Ah
Sans la moindre intonation, l’air du gars qui vient de se rendre compte que son paquet de tabac est vide, qu’on est dimanche, et que c’est pas la peine d’espérer taper un copain ce soir.
-Vous en êtes vraiment là ? Si ça va pas, clic et puis c’est tout ?
-Ben, faut croire. Qu’esse tu veux que je te dise ? Suis encore sous le choc, moi. Je comprends plus.
-Faudra qu’on parle.
-Tu l’as déjà dit, je te signale.
-Passe-moi une bière.
Thomas se penche, va farfouiller au fond de son sac, en sort une canette, la tend à Ayano. Qui la prend, l’ouvre, sirote un peu de mousse.
-Mais...comment ? Comment vous faites, alors ?
-Simple. Y a plus rien, entre les gens. Plus rien d’intense. Plus d’émotion. Plus de rires, plus de larmes, plus de joie. Plus de lumière, puisqu’on ne veut plus de l’obscurité. Rien que la satisfaction du miroir. On évite tout. Les discussions, les interrogations, les remises en cause. On cherche ce qui ressemble à ce qu’on croit être. Ce qu’on CROIT être, remarque. Ce qu’on est réellement, on ne le sait pas, et on n’a pas la moindre envie de le savoir. Non. On veut juste rencontrer ce qui ressemble à ce qu’on imagine être, ce qui peut nous refléter dans le miroir des fantasmes. Ce que le Système nous a mis en tête. Et, toujours, on cherche des gens qui correspondent au profil que le Système nous attribue, en nous faisant croire qu’il s’agit d’un choix. "Mon "profil. "Mes "préférences . "Mes "goûts. Et, bien sûr, "Mes "choix. Dans ce monde où personne n’a choisi de naître, tout le monde se revendique d’un choix. Et, bien sûr, si un contact ne t’arrange plus, ou trouble ton miroir, tu le laisses tomber. Tu laisses crever. Tu affames. Tu te fiches de savoir si l’autre t’aime, s’il vibre aux pulsations de ton coeur, parce que le Système t’a appris que le coeur n’est rien d’autre qu’un pompe refoulante-aspirante. Alors, tu peux zapper sans problème. Et tu laisses un message de bonne conscience, "je suis sûre que tu trouveras ce qui te convient ", ou "tu es la personne qui m’a beaucoup aidée, les souvenirs resteront ",. Qauand tu laisses un message. Surtout, pas de vagues. Surtout, ne pas toucher aux certitudes que le Système t’as vendues si cher. Que rien ne trouble la surface du miroir où tu te contemples. Rien. Surtout pas de larmes, sauf celles de l’enfant déjà perdu qui trépigne quand il n’a pas ce qu’il veut sur le champ. Pas d’émotions. Rien qu’un peu d’émotionnel pour les pauvres bêtes qui souffrent. Et pour les quelles on peut avoir qulqu’émotion puisque nous, on est pas des bêtes.
Et puis merde, tiens... !
-Belle tirade. Tu dois avoir soif, du coup.
-Un peu, ouais. Suis dégoûté surtout. Et en colère, pas mal.
-Faudra...
-Ouais... Tu l’as déjà dit. Je crois que je vais rentrer. Attendre la fin de la chaleur, peinard. Puis me perdre dans les bois, et puis rentrer. Ou m’endormir quelque part, au pied d’un arbre.
-Pas peur des sangliers ?
-Pourquoi ? Ils ont pas de zappettes, eux...

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