Opération Serrure

C'est une histoire.
Assez simple, en définitve.
L'histoire d'une simple et très banale expérience scientifique de technologie très haute et très savante, qui a des conséquences assez inattendues.
Bien évidemment, ceci n'a rien à voir avec une quelconque actualité.
Quoique ?

 

 

La cafeteria

Il se hâtait dans le couloir, la tête encore pleine de pixels et les yeux en boules de loto. Dernier jour de la semaine, dernière pause de la journée, celle qui précédait de très peu l’heure de la sortie, va savoir pourquoi, mais après tous, il s’en foutait, c’était pas lui qui planchait sur les planingues et d’ailleurs personne ne s’en plaignait, la preuve ! Dernier café, et dans moins d’une heure retrouver l’air quelque peu sombre et humide de cette journée d’hiver, même si officiellement on était encore toujours en automne.
Si tout allait bien, toutefois. Se faisait entendre, dans les entrailles du bâtiment, un grondement particulier qui lui faisait envisager la perspective d’heures supplémentaires, dont ces crétins n’informaient généralement le petit personnel mobilisable pour la maintenance informatique qu’en toute dernière minute.
Bon, pour lui c’était pas trop grave, il vivait seul dans la banlieue lointaine, au pied des montagnes. Sa compagne l’avait quitté voici quelques années, et les enfants ne comptaient pas se pointer en cette fin de semaine.
Mais quand même, quoi… !
Bien que, d’autre part, ces heures supplémentaires n’étaient pas si fréquentes, et généreusement payées, c’était pas l’usine. Et puis, il y avait quand même comme un côté magique, l’impression de participer à une Œuvre grandiose, le côté alchimique de la chose.
Il aimait bien les polars ésotériques, ce genre de bidules.
Il louvoya entre une belle grande rousse chargée de dossiers divers ( des dossiers ? À notre époque ? ) et un collègue qui venait de surgir d’un couloirs adjacent et qui lui fit un clin d’œil en passant.
La cafétaria. Ouf, pas encore de file ! Une belle métisse lui servit son café avec un radieux sourire, ce qui à chaque fois lui coupait net ( glop ! ) la possibilité de lui glisser en douce un petit mot gentil, il n’avait jamais été très doué avec les femmes. Faudrait quand même au moins une fois qu’il arrive à lui demander son prénom.
La cafétaria était grande, pas immense, avec de larges baies donnant au Nord sur un paysage pavillonnaire se dispersant dans le lointain au pied des montagnes.
L’obscurité, aidée par le crachin, gagnait peu à peu. Temps de pluie et de grisaille. Les réveillons s’annonçaient moroses. Il repéra sa table favorite, encore inoccupée, d’où il pouvait contempler à loisir le va-et-vient dans la cafétaria, et s’y installa.
Coup d’œil circulaire dans la grande pièce où la lumière grise du dehors cédait peu à peu la place à la blancheur maussade et fonctionnelle des néons. La file commençait à s’étendre.
Il avisa du coin de l’œil l’un de ses rares potes dans la boîte, Arthur, un ingénieur qui traçait sa route en direction de la table où il siégeait, son habituelle tasse de thé à la main.
Il déposa sa tasse sur la table, tira la chaise et s’assit en face de lui, le dos à la cohue naissante.
« -Salut, Thomas ! »
Thomas répondit par un vague signe de tête et laissa ses yeux glisser vers le comptoir.
« -Elle t’impressionne toujours autant, Amandine ?
-Ah, c’est Amandine qu’elle s’appelle ? »
Thomas se renfrogna, et poursuivit :
« -Merci du renseignement ! Sûr que ça va me faciliter l’approche ! »
Arthur, bonne quarantaine, type sportif aux yeux bruns et cheveux courts, eut un léger sourire.
« -Eh oui, mon pote, les temps sont durs !
-Grmmmf.. »
Thomas n’avait jamais réussi à savoir au juste si ce type était réellement compatissant ou s’il se foutait gentiment de sa gueule. Il avait tendance à pencher pour la seconde hypothèse. Il attaqua donc à son tour.
« -Et l’Opération Serrure, ça se passe bien ? »
Arthur prit un air faussement catastrophé et leva les yeux au ciel .
« -Mais qu’est-ce que c’est cette boîte où il est impossible de garder secrète la moindre expérience ! Tu sais ça comment, toi, d’abord ?
-Fastoche, mon ami ! Et de un, tout le monde sait que vous essayez de fabriquer la Pierre Philosophale en bombardant de pauvre cailloux innocents à coups de radiations mortelles.
Et de deux, à chaque qu’on sent ce genre de vibrations dans les fondements du bâtiment, on sait que vous êtes en train de mettre l’anneau en fonction.
Et de trois, suffit de lire la Gazette-du-Lac pour savoir ce que vous préparez. Vous êtes un peu narcissiques, l’air de rien.
Et de quatre, la seule chose qui était probablement secrète, c’est le nom. Mais pas pour certaines secrétaires. Je ne suis timide que quand je suis très troublé. À part ça, ça va plutôt bien…
-Aïe aïe, les secrétaires ! », ajouta Arthur. « La ruine assurée de toute opération se voulant secrète !
-Tu serais pas un macho, mon gars, des fois ?
-Moi ?? À peine ! Bon, ceci dit, je ne suis pas plus censé t’en parler que tu n’es censé être au courant ! »
Arthur, plutôt goguenard jusque-là, à son habitude, se fit soudainement plus sérieux.
« -Ne t’attends pas à des heures supp ce coup-ci, mon ami ! …Et, blague à part, je ne t’ai rien dit ! »
Un silence. Il sirota une gorge de thé, Thomas terminait son café, l’air plus attentif, et parla à son tour :
« -Voui…Donc, à moins d’être vraiment crétin, je ne suis pas censé supposer non plus que cette fois-ci, il ne s’agit plus de traquer l’ultime boson, mais d’aller voir ce qu’il y a derrière ?
-Tout juste, Auguste, comme disait ma grand-mère. Pas plus que tu n’es censé me manifester la moindre sympathie pour des heures supplémentaires que je ne presterai pas… »

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Le Sanctuaire

Arthur se dirigeait sans trop se presser vers l’ascenseur sécurisé situé à peu près au centre du bâtiment, à contre-courant des groupes de retardataires se hâtant vers les sorties, personnels techniques et administratifs enfin délivrés du joug de la semaine. Il les envia un moment, puis se rappela qu’en définitive tous ces braves gens, femmes et hommes, avaient parfois, eux, quelques soucis en fin de mois. Ce qui n’était pas son cas.
Il rencontra, à un carrefour entre deux couloirs, Andréa, une Allemande aux longs cheveux bruns, matheuse de son état, dont l’accent rendait la conversation particulièrement exotique, en plus d’être la plupart du temps intéressante.
« - Ah ! Arthur ! Salut ! »
Il ralentirent le temps de se faire la bise.
« - On ne traîne pas ! », ajouta-t-elle, « ils m’ont l’air un rien plus nerveux que d’habitude ! «
« - Bah, y a pas de raison, ça reste quand même une routine ! »
« - Pas si sûr ! Suis pas au courant de tout, mais on dirait qu’ils veulent aller au bout, ce coup-ci .Le genre on veut des résultats ! »
Au bout ! Des résultats ! Arthur se demanda pourquoi ils étaient toujours si réservés à nommer les choses par leur nom. Comme si l’équipe qui était en train de se rassembler dans le ventre profond de la bête en béton s’apprêtait enfin à commettre le sacrilège. Pourtant, depuis longtemps circulaient sur les réseaux sociaux les hypothèses de toute sorte, parfois si proches de la vérité vraie qu’il était vain de continuer à taxer de complotisme tous ceux qui les relayaient. Inertie administrative, décréta-t-il !
Ils parvinrent devant l’ascenseur, où deux autres collègues présentaient leur badge avant de franchir le portique qui encadrait l’entrée. Arthur et Andréa exécutèrent à leur tour le rituel et s’engouffrèrent dans la cabine.

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Le ciel s’était nettement dégagé, et asséché, quand Thomas se gara non loin de sa maison, la première d’un hameau qui en comptait quatre ou cinq, le long d’un vieux chemin qui se hissait vers les crêtes. Jamais de coucher de soleil, il disparaissait derrière les montagnes avant le crépuscule. Il regarda au loin les lumières de la grande ville. La nuit s’annonçait claire et lumineuse, à peine raisonnablement fraîche pour la saison. Le réchauffement, bien entendu. Il alla se chercher une bière dans la cuisine et revint s’installer sur le petit banc de pierre qui faisait face au paysage. On distinguait, un peu à l’écart de la ville, les lumières du Centre. Est-ce qu’ils n’allaient pas finir par faire une connerie, à force de taper sur le clou ultime ?

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Trois minutes. C’était le temps qu’il fallait à l’ascenseur pour descendre jusqu‘au Sanctuaire, comme les initiés nommaient le nouveau centre de contrôle souterrain. Trois minutes de silence. La descente était un rite de passage, un voyage vers des profondeurs inconnues tramées d’archétypes ancestraux. La cabine s’arrêta sans même un choc et les portes s’ouvrirent en un léger chuintement. La salle, une sorte de très grosse goutte blanchâtre creusée dans la roche, était déjà passablement remplie. Des petits groupes s’étaient formés autour des différents écrans disposés en cercle au mitan de la pièce. Apercevant celui qui cheminait depuis l’ascenseur, un homme grand, crâne chauve et blouse blanche, d’une cinquantaine d’années, se dirigea vers eux. Arrivé à mi-chemin, il les interpella :
« -Bien, voilà les derniers, on va pouvoir s’y mettre ! »
Arthur nota qu’il avait l’air passablement agité, confirmant ainsi les dires d’Andréa, vers laquelle il se dirigeait d’ailleurs. Il lui dit un truc en allemand, avec un certain enthousiasme, et poursuivit en français,
« Oh oui, bonjour à tous, bonjour, je disais qu’il faut voir ça, on est déjà en phase deux, et voilà, grouillez-vous, ça a l’air de fermenter ferme…viens voir ça Arthur, ça t’amusera ! »
Arthur, outre qu’il était comme tout le monde sous ses ordres, connaissait un peu le gars avec il avait déjà discuté de philosophie et de trucs du même tonneau. C’était le chef des scientifiques qui s’étaient vus assigner au projet par les commanditaires. Il remarqua du coin de l’œil l’un de ceux-ci, dont le costume et l’attitude dénotaient quelque peu dans l’ambiance plutôt collégienne qui imprégnait à ce moment le Sanctuaire.
Ils se dirigèrent à trois vers les consoles. La blouse blanche en chef – Wilhelm ou Willem, faudrait qu’il jette un œil sur son badge – continuait à expliquer un truc en allemand à Andréa, et Arthur regretta un instant son manque d’application aux cours d’allemand du lycée. Ils s’arrêtèrent devant un écran que contemplaient deux autres techniciens. Andréa de tourna vers Arthur.
« - Ils ont déjà quelque chose, et on n’est qu’au début. Wilhelm va nous faire revoir la séquence. »
Elle montra l’écran, et poursuivit :
« -À un moment, on voit un flux de particules accélérées, et l’instant d’après, plus rien !
« - Plus rien ?
« Disparues, tout bonnement ! Pouf !

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Quelques bières

Thomas sirotait sa deuxième bière, toujours assis sur le petit banc devant la maison. Il se disait que la nuit était particulièrement douce, pour la saison. Plus tard, dans la nuit, l’air froid descendrait des crêtes et givrerait peut-être le haut des herbes. Mais en attendant, on était peinards, les bons côtés du réchauffement, quoi ! Il sortit un cigarillo de son étui, une vieille boîte d’allumettes à barbeuc, et l’alluma en contemplant les lumières de la ville, et celles, plus lointaines, qui soulignaient l’autre rive du lac. On distinguait vaguement, vers l’Est, la silhouette des montagnes se découper sur le bleu sombre de la nuit. Le ciel se parsemait doucement d’étoiles à la lueur bleutée. Son attention fut attiré par une sorte d’irisation arc-en-ciel, à peine perceptible. En focalisant, il se rendit compte que cette vague lueur surplombait à peu près le lieu où devait se trouver le centre de l’anneau souterrain. L’expérience en cours atteindrait bientôt la phase trois, se dit-il. On avait déjà signalé, auparavant, ce genre de lueurs, mais les techniciens et les scientifiques haussaient les épaules, incriminant le côté hallucinatoire de la parano populaire provoquée par les progrès de la Science.

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« -Allez, Germaine, une dernière !
-Non, Mathieu, ce coup-ci, je ferme ! Tu es le dernier, et puis c’est l’heure !
-Ouais, bon, tu t’en fous, de l’heure ! »
Germaine, patronne du PMU local, la cinquantaine bien entamée et massive, laissa échapper un soupir. Il était sympa, le Mathieu, mais un peu collant, des fois. Bon. Elle le comprenait. Pas évident, quand on est jeune, et seul, et un peu paumé, de trouver du boulot et la galère qui va avec. De quoi avoir envie de boire un coup en trop, parfois. Elle tira la bouteille de gnôle de sous le comptoir, attrapa deux verres à goutte, et en servit un à Mathieu, gardant l’autre pour elle.
« -Je te fais une fleur, gamin, mais va pas le raconter partout ou je te botte le cul la prochaine fois que tu t’amènes !
-Germaine, t’es une mère pour moi !
-Et après ça tut te tires ! T’as deux bornes à tirer dans la cambrousse et dans le noir, les chemins sont pleins de cailloux vicieux et de flaques boueuses, et tu as déjà quelques bières dans le coco. Je parie que tu sais déjà plus combien ! »
Mathieu tenta vainement de faire le compte et dut reconnaître, après quelques vaines tentatives, qu’il valait, de fait, mieux ne pas insister. Il porta le verre à son nez.
« -Tain, l’odeur !C’que c’est ?
-Secret ! C’est l’ancêtre qui fabrique sa dans sa montagne. Il affirme que c’est magique !
-Ah ouais ! Genre bouteille avec vipère incluse ?
-Tout juste. Pour ça que je laisse la bouteille d’origine dans la réserve. On a parfois des randonneurs… »
Elle vida cul sec. Mathieu suivit le mouvement. Il eut d’un coup les idées plus claires et se sentit d’attaque pour affronter la nuit, ses cailloux sournois et ses mystères.
« -Grand merci, noble Dame ! »
Il ramassa sa musette et se la passa à l’épaule.
« - C’est dans la masure en dessous du Thomas que tu crèches ?
« - Ouais. Y a plus classe mais c’est mieux que dehors, quand même ! Allez, salut !

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Elle avait raison, la Germaine ! Les cailloux, assistés en cela par quelques obscures flaques qui les bordaient tout en les dissimulant, se montraient particulièrement vicieux. Ou alors, c’est qu’il avait vraiment bu un coup de trop. Il envisagea calmement l’hypothèse et finit par admettre qu’elle entrait dans le domaine du possible, ce qui eût été impensable en des temps plus anciens. Ces temps déjà si lointains, lui semblait-il, où il avait des copains –et des copines – et où il pouvait tenir jusqu’à des heures avancées, et ce sans défaillir. Ces temps-là étaient bien révolus. Période heureuse et insouciante où l’on avait à peu près de quoi manger à sa faim tous les jours, et de quoi se tenir au sec et au chaud la nuit. Enfin, bon, quoi. Il évita de justesse une grande flaque qui lui, tendait les bras, et se résolut à sortir son portable pour éclairer la route en cas de besoin. Il devait être à mi-chemin du hameau où il avait trouvé refuge, une vieille masure inoccupée qu’un gars du coin lui prêtait en échange de quelques menus travaux. Il s’arrêta un instant, histoire de récupérer un peu. Encore un bon km de montée, et il pourrait se faire une petite flambée, de quoi réchauffer les haricots-sauce tomate qu’il ramenait.
Il contempla le paysage qui s’étendait vers l’Est, les constellations de lumières urbaines, et les reflets qu’elles éveillaient au loin dans le lac, et les lointaines montagnes au Sud-Est. La nuit était très claire, le temps avait complètement changé depuis la mi-journée. Bon, au moins, ça sécherait un peu. Il respira à fond l’air frais qui coulait depuis les crêtes, histoire d’un peu évacuer les vapeurs fluctuantes qui lui tournaient encore dans le crâne, et remarqua une vague lueur pulsante quelque part entre la montagne et le lac. Bon. Ils étaient encore en train de faire joujou avec leurs bidules de science-fiction, là-dedans ! Si encore ils embauchaient ! Il y était encore passé récemment mais non, même pas besoin d’une technicienne-de-surface, comme on disait en novlangue. La lueur pulsante pulsait de plus en plus fort, se colorait et s’irisait dans tout le spectre des couleurs et se changeait en galaxie spirale étincelante, tout en prenant rapidement relief et volume.
Il y eut comme un éclair. Pas normal, ça, se dit Mathieu. Il sortit son portable et le mit en mode vidéo, à tout hasard.
Puis vint un deuxième éclair, accompagné d’une intense lueur.
Et puis, comme une flamme gigantesque, comme un jaillissement de magma volcanique, en même temps qu’un mugissement tonitruant évoquant l’entrée d’un cargo au port. Il tentait de filmer tout ça, tout en regardant de tous ses yeux, la trouille au ventre. Et d’un coup, plus rien ! Il lui sembla voir passer une forme noire, énorme, et le portable lui échappa des mains. Il le ramassa en vitesse, heureusement pas dans une flaque. Mais la nuit était redevenue d’un calme olympien.

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Son et lumière

Au cœur du Sanctuaire, Arthur eut, d’un coup, un furieuse envie de fumer. Mais, à cent mètres sous terre, rien n’était prévu pour ça et il n’était pas question de sortir prendre l’air un moment, sécurité, sécurité ! Il se dit qu’il faudrait quand même, à l’occasion, soulever au syndicat la question des issues de secours ! Mais, bien sûr, tout était toujours prévu, rassure-toi, camarade !
L’ambiance avait, depuis quelques minutes, perdu le caractère bon enfant qu’elle affichait jusque-là. Il n’avait pas tout bien suivi, trop l’habitude de la routine, mais visiblement l’expérience avait été brutalement interrompue.
D’ailleurs, Wilhelm, le grand chauve responsable du bidule, était en train de s’engueuler en anglais avec le gars en noir tout droit sorti d’une série télé sur les coutumes mafieuses, version américaine.
Il se leva, plus grand-chose à voir sur l’écran, de toutes façons, et se dirigea vers Andréa, qui participait plus loin à une discussion assez animée. Visiblement, on n’était pas dans la décompression normale des fins d’expérience. Elle tourna la tête à son approche et fit deux pas vers lui.
« - Arthur ! Tu as remarqué quelque chose, toi ?
- Ben , à part que tout s’est arrêté d’un coup et qu’il y a de l’orage dans l’air, non… »
Elle sourit légèrement.
« - On peut voir ça comme ça, de fait…
- Mais, si j’ai bien suivi, tout s’est arrêté – ou a été arrêté – après l’irruption quelque part d’une très grosse particule. J’ai bon ? »
Elle marcha un peu pour s’écarter du petit groupe qui restait rivé sur les consoles, peut-être en attendant les publicités. Il la suivit. Elle reprit :
« -On a comme un problème…Personne ne s’est réellement affolé, mais le patron a tout arrêté d’un coup, sans crier gare ! »
Elle pointa le doigt vers le chauve, qui était toujours en discussion animée avec le type en noir, de l’autre côté du cercle des consoles. Le ton, visiblement, n’était pas à la paix entre les peuples.
« -Et tu as vu quoi, toi, Andréa ?
- En termes politiquement corrects, irruption d’une masse hautement improbable à hauteur du centre de l’anneau, à une altitude d’environ deux cent mètres. Tout le monde a capté le signal, d’ailleurs. Et si aucune alarme ne s’est déclenchée, c’est que ce type d’incident n’a même jamais été envisagé.
- Hautement improbable, hein ?
- Oui. L’opération serrure semble avoir réussi au-delà de ce qu’on espérait. »
Un silence.
« -Et j’ai l’impression qu’on n’ira pas se coucher très tôt, ce soir ! «

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Thomas se frottait vigoureusement les yeux, en train de se demander si un terroriste tout aussi quelconque que mal intentionné avait foutu du LSD dans la cuve de bière avant le conditionnement en canettes, ce qui du moins aurait fourni une explication logique à ce qu’il venait de voir. Pourtant, vu qu’il avait tâté ce genre de choses dans sa déjà lointaine jeunesse, il était bien forcé d’admettre que ce qu’il venait d’entrevoir n’avait rien à voir avec les schtroumpfesques visions que procurait ce genre de médecine ! Quoique…
Il entendit sur sa droite, venant du sentier, le bruit d’un pas rapide accompagné de grommèlements divers et devina, du coin de l’œil, son récent voisin – Mathieu, peut-être ? – revenant de sa quête quotidienne. Ce dernier semblait très pressé, si pas agité, et continua sa course au-delà du seuil de la masure dont il était l’occupant présent. Bon, un peu de visite, ça tombait bien !
« - Aah, voisin !
-Thomas ! », lui rappela-t-il à mi-voix ?
Le gars semblait essoufflé, at agité, de fait, voire même un peu paniqué . Du coup, Thomas soupçonna qu’il n’était pas seul à délirer, et qu’il s’était peut-être bien passé quelque chose. Il tapa du plat de la main sur le bout du banc qu’il occupait.
« Assieds-toi, mon gars ! Mathieu, c’est bien ça ? On dirait que tu viens de croiser la ministre du chômage en personne ! «
Mathieu s’assit à ses côtés, sans autre formalité.
« -T’aurais pas un truc à boire ? »
Thomas se releva et s’en alla quérir deux bières. Il revint, en tendit une à Mathieu, et se rassit.
« -Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
- T’as rien remarqué, par-là, il y a un petit quart d’heure ? »
Il pointait en direction du lac, et des banlieues de la ville. Thomas resta silencieux. Le problème de la bière au LSD, ou de tout autre chose, risquait de faire la une des infos, le lendemain matin.
« -De fait…Tu as vu quoi, toi ? »
Et Mathieu lui expliqua en quelques mots, appuyés de gestes divers et de gouttes de bières qui s’envolaient de la canette en ponctuant son discours.
Thomas parla à son tour. Lentement, comme si de s’entendre parler pouvait l’aider à se convaincre de la réalité qu’il venait de vivre. Tout en n’arrivant pas vraiment à réaliser.
« -J’ai vu pareil que toi, mon ami ! Et j’ai vu aussi la chose très nettement la chose qui a émis ce magma incandescent. C’était… »
Il avait vraiment du mal à exprimer l’inexprimable.
Mathieu, qui avait, lui, une longue pratique des jeux vidéo de toute nature, eut moins de mal à le dire.
« -…un dragon ! »

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Elle se laissait porter tendrement par un de ces courants pétillants d’éther printanier, ouverte à la caresse du vent et à la douce chaleur du soleil, glissant sur l’azur joyeux des hautes altitudes. Ses ailes étaient largement déployées et son cœur palpitait aux profondes harmoniques du réveil de la Terre.
Et, d’un seul coup, quelque chose s’était déchiré dans la trame du monde et elle s’était retrouvée seule dans un éther froid, obscur, et hurlant de cacophonie.
La terreur lui avait fait lâcher une onde de feu droit devant elle, en même temps qu’un appel désespéré. Le tout avait duré à peine le temps d’un battement d’aile.
Elle avait beau ne pas encore tout à fait adulte, elle savait quand même que, quoiqu’il arrive, la dernière chose à faire était de céder à la panique. Que le choix était entre fuir le danger ou l’affronter. Mais ce danger là était inconnu pour elle, et semblait au-delà de tout ce qui était imaginable. Son appel n’éveillait nulle part le moindre écho. Elle sentait sur sa peau d’innombrables piqûres, en lieu et place des joyeux pétillements printaniers qui l’accompagnaient juste avant.
Elle équilibra son vol, et tenta vaille que vaille de s’adapter à ce nouvel environnement, tout à la fois hostile, obscur et criard, dont le sol était parsemé d’étranges lueurs irritantes.
Elle déploya son aura aussi loin que possible, et se mit à l’écoute du moindre frémissement de l’éther. Elle finit par percevoir, au-delà de la cacophonie, comme une sensation familière, apaisante, dans direction du soleil couchant, et sut qu’elle pourrait trouver par là un lieu où se remettre du choc, se nourrir et s’abreuver. La peur reflua alors qu’elle se remettait en route, de quelques puissants coups d’aile.

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On avait évacué le Sanctuaire, sans affolement, ne laissant sur place qu’une équipe restreinte chargée de ramener doucement le monstre annulaire à un paisible sommeil. Et à présent, tout le monde –du moins ceux qui restaient sur place après une réunion d’urgence – s’appliquait à la tâche ardue de communiquer avec le reste du monde, à propos des résultats inattendus de l’ « Opération Serrure », dont il était clair maintenant qu’ils ne passeraient pas facilement inaperçus. Certains d’ailleurs avaient déjà rebaptisé cette expérience « Opération Balrog », en hommage à certain hobbit imprudent qui jetait des cailloux dans des puits sans fond….Il semblait évident que chacun se faisait une idée assez précise, et ce sans se concerter, ni se l’avouer franchement, de ce qui venait de se produire. Tout en se demandant ce que c’était que ce truc, nom d’une pipe en bois !
Dans le centre de contrôle situé en surface, beaucoup plus spacieux, ça discutait, ça regardait des écrans, ça analysait pour la vingtième fois les données enregistrées, ça téléphonait en circulant plus ou moins lentement entre les groupes dispersés.
On avait vu voici une heure le type en noir partir furibard, il aurait bien claqué la porte s’il n’avait dû, comme tout un chacun, présenter son badge pour sortir.
Certains prétendaient qu’une grosse limousine l’attendait, tous feux éteints, à la sortie du bâtiment. D’autres, plus facétieux, affirmaient qu’après son départ, un dragon l’avait prise en chasse en se léchant les babines.
Les réseaux sociaux, bien sûr, s’étaient déchaînés. Quelques vidéos, aux images relativement incertaines quoique très suggestives, tournaient en boucle sur Twitter. On recevait des appels provenant des postes de police locaux, qui avaient enregistré de nombreux témoignages, et dont la tonalité générale était du genre vous n’auriez pas fait une connerie, quand même ?
Quelques journalistes avaient déjà appelé. Les politiciens, ce serait plus tard.
Arthur déambulait le long des baies vitrées, portable à l’oreille, discutant, justement, avec une journaliste.
« -Non, je vous le répète, on analyse toujours les données disponibles !
-(…)
-Oui, des lueurs, on est au courant. Un phénomène électromagnétique. Il y aura un communiqué dans la matinée.
-(…)
-Mais non, voyons ! C’est vrai qu’il faisait clair, mais on sait bien ce qu’il en est du vendredi soir ! On boit un petit coup, on se fume un pétard, et on voit des animaux fabuleux !
-(…)
-Bon, écoutez, il y aura très sûrement une conférence de presse. Ça, c’est pas moi qui décide ! Ceci dit, excusez-moi, j’ai du boulot et je suis claqué ! »
Il replia l’appareil, excédé. Andréa s’était rapprochée, captant la fin de la discussion.
« -On est pas trop fiers, du coup, hein ?
-Non . Obligés de dire n’importe quoi pour pas affoler la population. Je déteste ça, bordel ! On sait bien qu’il y a eu un truc pas prévu, et un gros. On sait gros combien, à propos ?
-La masse d’un éléphant. Et il n’est pas tombé.
-Donc, ça vole, en prime ! »
Arthur se tut un moment.
Andréa avait les yeux qui pétillaient, même s’ils semblaient un peu humides. On aurait dit que cette histoire l’amusait, quelque part, profondément, au-delà du masque professionnel obligatoire, style ça se pourrait bien qu’ils aient raison, les fumeurs de pétards !
Il rigola, et poursuivit.
« …et en attendant faut qu’on leur dise, du haut de toute notre science, que tout est sous contrôle, qu’il ne faut pas se laisser aller à la parano, tout ça… !
-Et si ça ne marche pas… », ajouta Andréa, « …on pourra toujours dire que c’est un coup des Russes ! »
-Allez, viens, on va se prendre un café ! »

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La Tursaz, son loup, son bistrot

Elle n’avait, heureusement, pas loin à voler pour se reposer. La chute brutale dans ce monde inhospitalier – qui n’avait rien à voir avec le sien, c’était une certitude – l’avait épuisée. Elle s’était sentie assaillie de toutes parts par une entité monstrueuse, un prédateur d’une noirceur totale, qui voulait aspirer totalement la sève qui coulait en elle. Une entité faite de ces lumières sombres qui parsemaient le sol, de cette cacophonie criarde qu’elle percevait sans arrêt dans l’éther, de rayonnements stridents dépourvus de toute harmonie, une entité qui voulait aspirer toute sa magie naturelle. Elle avait perçu, en un instant, la manière dont cette chose se nourrissait de l’énergie vivante des milliers d’humains qu’elle tenait emprisonnés dans les mailles de ce réseau lumineux, sans pour autant elle-même avoir quoi que ce soit de vivant.
Les vieilles légendes de son peuple chantaient l’histoire de cette autre terre qu’il Avit fallu fuir, après une guerre où l’Hydre Noire avait fini par triompher, s’emparant à son seul profit de toute la magie de ce monde qu’elle dominait désormais.
Et c’était dans ce marigot obscur qu’elle avait chu.
Par chance, elle était arrivée rapidement au-dessus d’une paisible chaîne de montagnes, parsemée de bois, de lacs et de pâtures, où palpitait encore doucement la vieille magie.
Elle y avait cueilli de petits animaux savoureux, puis s’était ébrouée ans un lac, sous la lumière des étoiles, et s’était débarrassée de cette gangue d’énergie morte qui l’avait enveloppée.
Et puis, elle s’était aménagé, dans un endroit désertique, un nid au milieu d’épaisses broussailles et s’y était endormie paisiblement.

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Thomas posa la cafetière sur la table en humant avidement les effluves qui s’en échappaient. La nuit, sans avoir été longue, ne fut point trop courte pour autant. Il avait passé de longs moments à discuter avec son voisin d’en bas. Ils avaient fini par faire retraite à l’intérieur de la maison, encore sous le coup de leur vision commune. Thomas avait sorti une bouteille de prunelle et ils avaient ainsi continué à causer, de tout et de rien, de Tolkien et des animaux fantastiques, du marché de l’emploi et des femmes. Mathieu regardait régulièrement les infos sur son portable. Il existait déjà un dièse-mot #Dragon qui rassemblait de plus en plus d’adeptes, et diffusait des vidéos, parfois avec le son. Un vent de folie, un de plus, soufflait sur la Toile. Et pour finir, Thomas, fatigué, lui avait posé un sac de couchage sur le vieux canapé qui trônait contre le mur du fond et lui avait intimé l’ordre de dormir là, rapport aux cailloux du chemin qui non seulement étaient vicieux mais de plus risquaient de faire mauvais ménage avec la prunelle, tout en ayant peut-être absorbé un peu trop de magie diatonique.
Il se versa une tasse. Mathieu émergeait. Il vint s’asseoir à table et se servit une tasse de café à son tour.
« -Bien dormi ?
-Comme un loir ! Et toi ?
-Pareil ! Sers-toi ! »
Il y avait du pain et de la confiture, et un pot de beurre. Ils déjeunèrent en silence. La journée s’annonçait belle, et passablement fraîche. Thomas sortit sur le seuil, sa jatte de café dans la main. Il s’avança un peu et regardé au Nord, vers les montagnes. Les crêtes lointaines étaient embrumées. Mathieu sortit à son tour, sa musette à l’épaule.
« -Ça ira, le chemin ?
-En plein jour, les cailloux ne sauront plus se planquer !
-Fais gaffe quand même ! Sont capables de tout ! »
Ils se serrèrent la main.
Au moment où Mathieu se mettait en route, Thomas ajouta :
« -En semaine, je pars vers sept heures et demie. Si tu veux, je t’embarque, ça t’éviterait d’aller prendre le bus au village.
-Ça roule ! Bonne journée !
-Toi aussi ! Bonne manche !

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Un petit village, sur l’autre versant, la gendarmerie locale. Le brigadier-chef venait de rentrer dans le bureau, et s’apprêtait à prendre une tasse de café du perco qui trônait juste sous le portrait de Marianne Il grommela un vague bonjour à son adjoint qui était déjà en train d’encoder des trucs dans la vieille bécane à cathodiques. Celui-ci lui répondit par un regard que le brigadier-chef interpréta comme une manière de faire remarquer à son supérieur que lui, il était déjà au boulot, lui !
«- Salut chef ! On a déjà un truc sur le feu, du genre loufoque, si tu veux mon avis !
-Si tu veux faire de l’humour, attends que j’aie fini mon café ! »
Il vida d’un trait la jatte qu’il venait de remplir et se senti d’un coup beaucoup mieux disposé envers la routine quotidienne, si pas l’humanité entière. L’adjoint poursuivit :
« -C’est l’Émile Pessoz !
-Le berger ?
-Ouais, si on peut appeler ça un berger ! Il vient de sonner, ça fait pas un quart d’heure !
-Et ? »
L’adjoint se redressa sur sa chaise, les bras tendus sur le bord du bureau, et inspira.
« -Il dit qu’un loup lui a bouffé trois moutons. »
Le chef eut comme un blanc. Il constata que sa tasse était vide et alla s’en remplir une autre.
« -Vingt dieux, Émile ! Il pourrait picoler moins, quand même ! Il finira par voir des éléphants roses ! Trois moutons ! »
-Il insiste pour qu’on vienne faire un constat ! »
Le chef garda le silence et soupesa le truc. Une petite balade en montagne, ce serait toujours mieux que de se faire chier au bureau.
« -On a autre chose ?
-Pas pour le moment !
-Bon, allez, on y va, il fait beau !
-Ouais, mais y a du brouillard sur les crêtes »

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La dragonne se réveilla paisiblement. Elle avait bien dormi, et, plus important, elle avait pu rêver ce monde bizarre où elle avait surgi. Elle l’avait vu, en rêve, dans son entièreté, et savait désormais comment faire pour rentrer chez elle. On la guiderait.
Dans son rêve, elle avait vu ces êtres, au fond des océans, qui savaient encore comment on ouvrait les portes. Ils l’avaient perçue, avaient senti son immense désarroi et lui avaient transmis leurs plus chaudes harmoniques pour la rassurer.
Elle savait désormais qu’il lui suffirait d’écouter en dedans leurs chants pour trouver les courants qui la mèneraient vers une porte, là où se situait l’axe du monde. Le moment n’était pas encore venu de partir, il restait à attendre leur signal. Pour l’heure, elle s’était enroulée dans un épais brouillard qui empêcherait les humains trop curieux de s’approcher

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Le vieux 4-4 de la gendarmerie de Tursaz cahotait sur le chemin de crête, en direction du Nord-Est. Le ciel était clair, l’horizon dégagé, mise à part cette crête éloignée qui semblait s’être enroulée dans un cocon nuageux. On sentait bien, dans le véhicule, que les amortisseurs encore en service par la force de l’habitude, n’avaient qu’une seule hâte, prendre une retraite bien méritée. Ce qui ne faisait pas vraiment l’affaire des occupants dudit véhicule.
« -Dis, chef ? »
-Le chef, au volant, s’employait à éviter du mieux qu’il pouvait les gros blocs de grès et les fondrières bourbeuses qui faisaient l’agrément du chemin. Il grommela un truc qui pouvait passer pour une invitation à poursuivre.
« -T’as insisté, pour le nouveau 4-4 ?
-Ouais, et pas qu’un peu. Trois fois, j’ai écrit, et la dernière en leur décrivant en détail le type de chemins sur lesquels on bosse !
-Et ?
-Et rien, que dalle ! » ( Long silence chargé ) « Si, quand même, on m’ a sonné, un vendredi vers quinze heures. Ils m’ont bien laissé entendre qu’il était question de supprimer environ deux cents gendarmeries locales, mais qu’on ne savait pas encore lesquelles !
-Ah ouais, d’accord ! »
Un caillou particulièrement retors arracha à l’amortisseur arrière gauche ce qui ressemblait à un cri d’agonie. Ils arrivaient en vue d’un replat dépourvu du moindre arbre, mais parsemé de ce qui, de loin, ressemblait à des grosses pelotes de ouate. Un homme se tenait au milieu du chemin, à côté d’un gros 4-4 dernier cri quoique boueux. Un chien en noir et blanc, visiblement soucieux du respect des traditions, était couché, la langue pendante, à ses pieds. Ne manquait au berger que le chapeau, remplacé en l’occurrence par une casquette de base-ball rouge, marqué des initiales stylisées de la ville de Nouillorque. Mais il tenait quand même, noblesse oblige, un bâton à la main.
La bagnole des gendarmes alla se garer derrière celle du berger, que l’adjoint contemplait l’air de se dire que bon, quand même ! Le berger, suivi du chien, s’avança vers eux pendant qu’ils s’extirpaient de la carlingue. Serrements de mains, considérations sur le temps qui se remettait bien, mais les gelées tardaient, cette année, et puis silence, vaguement embarrassé, que le berger finit par rompre.
« -Bon, c’est pas le tout, là, mais faut que tu voies ça, Louis !
-Que je voie quoi, Émile ? Les moutons bouffés par ton loup, j’imagine ? De toutes façons, c’est bien pour ça qu’on est venus ! » ( Silence ) « Mais franchement, on est pas loin de se dire qu’il y a de l’abus ! » ( Il se tourna vers l’adjoint ) « Pas vrai, Édouard ? »
Lequel marmonna vaguement quelque chose où il était question de pauvres bergers et de 4-4 flambant neufs….
« -De l’abus ! »
Émile tenta de prendre l’air indigné, sans y parvenir vraiment mais sans arriver non plus à cacher une certaine sidération. Louis, en bon flic, commençait à trouver son attitude assez intrigante. Il n’avait pas vraiment l’air du gars qui essaie de monter une arnaque aux compensations lupines du ministère de l’Écologie. Il poursuivit :
« -Ouais, en un sens, on peut dire ça. Y a de l’abus quelque part…Venez voir »
Il leur tourna le dos et se dirigea vers un affleurement rocheux situé un peu à gauche du chemin. Les gendarmes le suivirent. Par contre, le chien, dès qu’il eût réalisé la direction qu’ils prenaient, s’arrêta net et refusa d’aller plus loin tout en gémissant plaintivement.
« -Il a quoi, ton chien ?
« -Il m’a fait le même coup ce matin, avant que je trouves les restes des bêtes. Veut pas me suivre par- là ! »
Le chien avait l’air douloureusement partagé entre son impérieux devoir d’accomplir la tâche sacrée qui lui était dévolue, et une tout aussi puissante injonction à ne pas suivre systématiquement les humains dans toutes les bêtises qu’ils passaient leur temps à commettre sans s’en rendre compte. En fin de compte, il se coucha là, tête entre les pattes, hululant doucement, pressentant visiblement que quelque chose risquait de très mal tourner.
Les humains qui eux, justement, étaient des humains, contournèrent le petit monticule rocheux et arrivèrent en vue d’une combe de faible profondeur, dont le centre était occupé par une large mare d’eau claire. Ils parvinrent après quelques minutes de marche près de ce qui restait des moutons dévorés. Les gendarmes se rendirent alors compte de deux choses, simultanément. La première était que le berger n’exagérait pas. La deuxième était qu’il allait être vraiment très, très difficile, et même un peu plus, de faire passer ce triple abattage pour l’œuvre d’un loup, et même d’une meute. Pour la bonne raison que, d’abord, si l’on avait signalé de temps à autre des loups isolés, personne n’avait encore fait mention d’une meute. Et, qu’ensuite, il ne restait quasiment rien en guise de carcasse.
Ce fut l’adjoint qui, le premier, rompit le silence.
« -Dis donc, Émile, ce serait plutôt la bête du Gévaudan, ton loup ! »
Émile semblait passablement embêté. Il finit par admettre que, bon, oui, c’était pas vraiment banal, mais que, dans tous les cas, fallait un constat, et qui ait l’air plausible. Louis l’interrompit :
« -Tu as vu des traces, au moins ?
L’intéressé passa d’un pied sur l’autre avant de répondre.
« -Rien dans les environs, mais c’est que du caillou, ou de la mousse, ça garde pas les traces !
« -Mouais… » (Il se gratta le crâne et interpella l’adjoint ) « Édouard ! On va faire le tour de l’étang. Je prends vers la droite. »
Les gendarmes commencèrent leur inspection. Le berger s’assit sur un rocher et se roula une clope. Après quelques minutes, l’adjoint, qui était arrivé au fond de l’étang, d’où partait un petit ruisseau, fit de grands signes vers son chef. Celui-ci vint tranquillement le long de la rive, jusqu’à la hauteur d’Édouard, qui semblait un peu agité. Il ne mit pas longtemps à comprendre pourquoi.
« -Pas de traces, hein ? »
Il n’y en avait qu’une, mais visiblement pas une de loup. Ni même d’un très gros loup.
« -Jamais vu ça, chef ! «
Il resta songeur un instant, et ajouta
« -…sauf dans des documentaires sur la préhistoire.
-Ouais, je vois vaguement ce que tu veux dire. »
Il se tut un moment et reprit.
« -Je pense à un truc…Le gamin, il est tout le temps sur les réseaux sociaux. Et hier il m’a montré un truc, l’air de rien, une hache-de-tague, comme ils disent…
« -Ah tiens, on penserait pas au même, là ? Un truc qui est arrivé sur l’autre versant ?
« -Ouais. Dragon !

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Note de service et coup de fil

(Feuille manuscrite transmise à qui de droit, dans les lieux généralement tenus secrets où se transmettent ce genre de choses, pour encodage et diffusion selon le cryptage niveau bip à tous les récipiendaires prévus par l’instruction numéro bip bip )
« Communiqué à tous les aéroports militaires, ainsi qu’aux patrouilles présentement en vol – Ordre est donné d’organiser le plus discrètement possible un état de préalerte opérationnelle. Motif : Une cible non identifiée, d’origine inconnue, représentant une menace potentielle pour le trafic aérien, et peut-être plus, investigation en cours, pourrait se trouver en déplacement dans l’espace aérien des membres de l’Alliance Atlantique. Une note de protestation a déjà été envoyée à tout hasard au ministère russe de la défense, avec description aussi précise que possible de cette cible inconnue.
Il nous a été répondu, assez grossièrement selon nos analystes, que l’usage de la vodka, quant à elle, n’entraînait pas d’hallucinations divagatoires. En cas de contact avec la cible susmentionnée, les instructions sont simples. Verrouillage et destruction, discrètement, si possible. »
Note de bas de page, écrite d’une autre main.
« Procédure standard. Ne pas faire mention de la réponse russe à notre note de protestation. Nos analystes essaient pour le moment de la décrypter. »

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Andréa n’avait pas réussi à s’endormir. Elle se sentait comme une banquise dans la poitrine, banquise qui avait tendance à se liquéfier de plus en plus en crises de larmes intermittentes, ponctuées de sanglots bruyants. Elle était couchée sur son lit, dans son studio du centre-ville, qu’elle avait regagné aux premières lueurs de l’aube, c’est-à-dire huit heures et quelque en cette saison. La nuit avait été agitée, entre discussions, conférences improvisées, regroupements silencieux autour du distributeur de café, communiqués de presse et coups de téléphone. Et cette lancinante question totalement incongrue, lancinante parce qu’incongrue et pour ainsi dire, informulable, porteuse d’une solide gueule de bois collective, et qui aurait pu s’énoncer dans ces termes : « L’univers vient-il de basculer ? »
Pour finir, le grand patron du projet avait renvoyé tout le monde dans ses pénates, c’était pas la peine de continuer à tous tourner en rond, on n’en saurait pas plus pour l’heure, il fallait attendre et surtout, surtout, il insistait lourdement, rester discret, bordel de merde, en français dans le texte. Et que tout le monde aille se reposer, on ferait avec les équipes du samedi et on prierait un coup, ça mangeait pas de pain !
Elle était sortie avec quelques autres, avait accompagné Arthur, ce dernier tout à fait silencieux, du jamais vu, jusqu’au parking visiteurs où il se garait toujours, puis elle avait rejoint le tram qui attendait en face. Il y avait à peine quelques passagers, l’un ou l’autre consultant son téléphone ou y tapant un truc. Elle s’était demandé combien de monde savait qu’un évènement hautement improbable s’était produit, la veille au soir, dans cette vitrine mondiale de la recherche de pointe.
Et puis là, maintenant, couchée sur son lit, tandis que des vagues de chagrin la secouaient à intervalles réguliers, elle se rappelait.
Cette apparition d’un élément « hautement improbable » dans l’expérience en cours… « Une » élément, au juste. Il ne se passait rien de spécial, et d’un coup elle fut là. Et Andréa le sut, au moment même. Comme une certitude totale faite de la plus viscérale des sensations. Elle Avit su. Elle avait ressenti dans sa chair cette angoisse, cette panique, cette surprise totale de l’être qui venait d’apparaître. Elle l’avait ressenti au cœur même de ses racines les plus profondes, celles qui chez la plupart des gens restaient ignorées tout au long d’une vie de routines. Elle avait communié avec cet être vivant, sans savoir comment, sans savoir pourquoi, ni par quel canal, elle avait entendu cet appel à l’aide, accompagné d’une sensation d’harmonie perdue brutalement. Elle savait ce que c’était. Elle l’avait toujours su. D’un seul coup elle s’était retrouvée dans son enfance, quand elle écoutait le grand-père conter les vieilles légendes de la Forêt Noire, au coin du feu de bois dans la maison familiale.
Et, du même coup, elle s’était vue elle-même là, à ce moment, blouse blanche parmi d’autres blouses blanches, à couper en quatre des millièmes de particules et ergoter sur tel ou tel chiffré.
Chiffres qui, pour elle, n’avaient jamais eu cette froideur industrielle qu’on était censée leur attribuer désormais. Les chiffres étaient des couleurs, des sons, des harmoniques, les chiffres étaient le langage des étoiles, ou mieux, leur chant. C’est cela aussi que savait, profondément, cet être qui était venu se fourvoyer dans leur monde, venu d’un ailleurs infiniment improbable.
Et là, maintenant, elle voyait son studio étriqué et hors de prix, au deuxième étage d’un immeuble moderne dont le rez-de-chaussée était occupé par une banque, comme beaucoup d’immeubles dans cette ville. Ville habitée par des gens qui pour la plupart se comportaient comme s’ils étaient propriétaires de l’éternité.
Elle en avait marre. Marre. Une brutale envie de tout plaquer, de retourner au pied de ses montagnes en Souabe, de se trouver n’importe quel boulot qui casse pas la tête, se dénicher un gars simple, un bûcheron ou un mécanicien, qui se contenterait de la regarder, l’Éternité, au fond des yeux en se marrant. Et des gosses. Et un chat frimeur. Et un idiot de chien qui irait se piquer la truffe en flairant de trop près les hérissons du jardin. Et plus de blouses blanches. Et plus d’opération ci ou çà, et plus de serrures !
Elle se lava, se rendit dans la cuisinette qui jouxtait le séjour, se fit chauffer de l’eau. Un café, un bon café bien fort, et puis, et puis…Elle avait envie de parler à quelqu’un.
Le téléphone, oublié sur la table de la cuisine, fit entendre un yodeul tyrolien. Elle prit l’appareil. Arthur. Ah, tiens ?
« -Salut, je dérange pas ?
-Oh non, je ne suis pas arrivée à dormir, de toutes façons. Je me fais un café.
-Comment ça va ?
-Bof…Et toi ?
-Bof aussi… » (Silence) « Suis dans un dôle d’état, avec le truc hier…Remué…Sais pas, comme si…Difficile à raconter…Tu sais bien, je… » (Re-Silence )
«-Marrant, ça ! Moi aussi, je…
-Ça te dirait que… ? En fait, j’ai besoin de parler, et je vois pas à qui, à part toi… » (Silence ) « On irait se prendre un café quelque part ? »
Elle médita un moment. Arthur, le cynique. Arthur, qui affichait se foutre de tout. Bizarre. Ou pas ? Elle répondit :
«-Y a un café sympa dans la vieille ville, pas loin de chez moi. « Au troll libéré », tu vois ?
-Ah ouais, suis déjà passé devant.
-Ils font des petit-dej sympas. On s’y retrouve dans une demi-heure ?
-Super… ! »
Il raccrocha.
Andréa tenta de se représenter la dragonne, perdue quelque part dans ce monde, et lui envoya une bulle pleine de gratitude.

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Le rire du Viking

Elle sentit que le moment était venu de repartir. Une harmonique plus forte se laissait entendre, là où de l’intérieur jaillissent les sources des chemins. Elle s’ébroua un peu, s’étira comme un très gros chat, et étendit la bulle de sa perception au-delà du brouillard dont elle s’était entourée. Elle ne perçut, dans les environs, aucun risque de désagrément immédiat. Une bande de sangliers s’était mise sur le qui-vive à quelques centaines de mètres, mais elle n’avait pas faim, et avait plutôt hâte de retourner dans un monde normal. On sentait, mais bien plus loin, quelques humains, mais ceux-là s’occupaient de leurs propres affaires. Alors, d’un coup, elle étendit les ailes et bondit. Et grimpa, de plus en plus, jusqu’à ce qu’elle entende à nouveau la basse profonde des Anciens de ce monde, et le chemin qu’ils lui montraient.

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C’était comme un conseil de guerre. Les trois hommes, c’est-à-dire le berger et les deux fonctionnaires de la République, s’étaient installés autour d’une table assez éloignée du bar, où les habitués s’étaient installés pour l’apéro du samedi. Ils se taisaient, contemplant les verres de cognac que le patron veniat de poser sur leur table. Le chien s’était installé à l’autre bout de la pièce, près du poêle, allongé dans un état extatique, le museau entre les pattes, visiblement satisfait que les humains eussent finalement choisi de s’écarter de ce lieu marqué par une présence on ne peut plus inquiétante.
Ils avaient tenu un bref conciliabule près des voitures, là-haut sur le plateau, et avaient convenu d’aller discuter de tout ça à l’aise, au tabac du village, fallait bien ça, dans ces circonstances particulières, si pas franchement bizarres. Et puis, à la grande joie du chien, ils étaient remontés dans leurs voitures, et avait pris le chemin en sens inverse, le 4-4 du berger en avant, suivi par l’antique véhicule de la gendarmerie.
Et là, ils se réchauffaient, du dehors et du dedans, s’observant mutuellement pour savoir qui craquerait le premier. Ce fut le berger.
« -Bon, d’accord, j’avais fait le tour, j’avais vu cette trace, mais merde, j’ai perdu trois bêtes, quand même !
En sa qualité de Chef, ce fut Louis qui répondit :
« -Émile, faut quand même pas prendre tous les flics pour des cons ! Tu te doutes quand même bien qu’on peut pas faire un constat comme ça, sans enquêter un minimum !
-Tu pourrais pas risquer le coup quand même ?
-Et comment ? Tu crois qu’ils balancent les indemnités au jugé, comme ça, pouf, à la tête du client ? Faut un minimum de preuves quand même !
-Bon, mais Édouard a fait des photos ! »
Ce dernier prit la parole :
« -Pour les bêtes, il reste si peu de leurs dépouilles qu’on ne saurait quasiment rien dire. Quant à l’empreinte de tyrannosaure, là, je conseille plutôt qu’on se la garde comme souvenir, pour raconter aux petits-enfants ! »
Ils se turent tous trois. Louis regarda son verre quasiment vide, eut envie d’en commander un second, se rappela opportunément qu’il était censé être en service et qu’il faudrait quand même faire un PV de l’intervention du matin. Pas difficile, mort naturelle, découverte tardive, corps dévorés par charognards, bonne fois évidente du berger, classer sans suite. Il en informa Émile.
« -Et merde !... » murmura ce dernier, visiblement accablé.
« Écoute, Émile, j’m’en vais te dire un truc ! Ils sont en train de sélectionner les gendarmeries locales à supprimer. Si je fais un rapport dans le sens que tu veux, avec un très gros loup qui bouffe trois mouton en ne laissant que les cornes, et encore, et qui en plus laisse des empreintes de dinosaure, t’as pas l’impression qu’ils vont mettre la brigade de Tursaz en tête de liste ? »
Émile eut l’air vaincu. Il leva le bras vers le patron, derrière le bar, et commanda une nouvelle tournée.

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Elle était montée haut, très haut, là où régnait la nuit, où brillaient les étoiles et où seuls étaient sensibles les grands courants d’éther sur lesquels elle glissait en harmonie. Elle se dirigeait vers le sommet du monde, là où on lui ouvrirait un passage.
Les Anciens, gardiens de cette planète, lui avaient fait voir ce monde et lui en avaient monté les dangers. Ils lui avaient indiqué le courant à suivre pour rentrer dans son monde à elle, où elle serait à nouveau en sécurité. Elle avait donc bien compris qu’elle devait se rendre invisible à tous ces flux d’ondes irritantes qui pouvaient précéder une attaque. Ce qu’elle avait déjà fait d’instinct, car ils n’avaient rien d’harmonieux et la griffaient de partout. Mais ça la fatiguait énormément.
Elle glissait donc sur ce courant nordique, planant loin au-dessus de ces masses métalliques puantes qui fendaient le ciel en toutes directions, transportant nombre de présences humaines irradiant d’appréhension.
Et après être rentrée dans la nuit qui régnait sur le sommet du monde, elle aperçut au loin les draperies lumineuses bleu-vertes qui ondulaient doucement, s’enroulant et se déroulant tour à tour, illuminant tout l’espace environnant. Et, comme s’il elles percevaient son approche, ces draperies se formaient peu à peu en spirales tourbillonnantes.
C’est alors qu’elle sentit la venue rapide de deux masses métalliques pilotées par des humains.

Les deux F16 volaient en binôme dans la nuit polaire, au-delà du cercle du même nom. Une patrouille de routine, affligeante de banalité, dont la partie la plus nordique consistait à longer l’espace aérien russe à distance à peu près réglementaire, histoire de.
Ils se dirigeaient vers une aurore boréale en formation. Les instruments de bord ne débitaient rien de plus que la routine standard. Quand…
« -Dis, chef, y a un truc, là-devant !
- Un truc ?
- Tu vois pas ?
- Ah ouais, y a quelque chose. Un renne du Père Noël en vadrouille, déjà ?
- Tu déconnes, Ingmar. Tu roupillais pendant la causerie de l’amerloque, ce midi, ou quoi ? Il a bien insisté là-dessus : ouvrez les yeux, y a un machin non identifié en l’air !
- Toi aussi, tu déconnes, Olaf ! Ce type me donne des boutons et je comprends pas l’américain !
- T’es qu’un foutu Viking, Ingmar ! » ( Silence scrutateur ) « Je vois bien, maintenant. C’est beaucoup plus gros qu’un renne !
- Ah ouais, je vois… Et je te signale que les rennes n’ont pas d’ailes, en principe ! » ( Silence ) « Ah, mais c’est… »
Il y eut un très fort grésillement dans les écouteurs, le temps d’un battement, et Olaf entendit une sorte de rugissement suivi d’un rire énorme.
«- Euh…ça va, Ingmar ? »
Ce dernier réussit à parler, entre deux éclats de rire.
« - Pas croyable ! Jamais on nous croira ! J’ai compris ! D’un seul coup !...
- T’as compris quoi, chef ?
- Plus que compris ! Je l’ai entendue ! C’est une dragonne !
- Ça va, Ingmar ?
- Tout à fait ! Ouvre les yeux, andouille ! Elle m’a parlé !
- Parlé ?
- Je t’ai jamais dit que j’avais un grand-père un peu chamane, à moitié lapon ? Il m’ appris des trucs. T’as jamais vu à quoi ressemble la proue d’un drakkar ? T’es viking, ou quoi ? »
Il y eut un long silence. Ils regardaient tous deux l’immense créature s’insérer dans les courants bleu-verts qui s’enroulaient langoureusement autour d’elle.
« - Ah ben, ouais…On fait quoi, chef ?
- On salue et on se tire sur la pointe des ailes. Elle rentre chez elle. »
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Elle avait sondé les humains qui venaient vers elle, et n’avait pas perçu le moindre mal chez eux, seulement l’ennui de la routine, une profonde incertitude et comme une sorte de lassitude. Et chez l’un d’eux, comme la trace d’une très vieille lumière. Elle avait compris que le danger venait de leurs engins volants, et des ondes dans lesquelles ils baignaient, comme si ces êtres étaient les prisonniers d’une entité qui, à tous moment, pouvait les contraindre au mal. Elle s’était alors décidée à leur envoyer une image, claire et précise, de son monde natal, joint à la sensation du retour. L’un d’eux avait compris. Elle avait senti son ébahissement et vu d’un coup se ranimer cette ancienne lumière, teintée de joie.
Puis les deux engins avaient viré de bord, balançant les ailes comme s’ils voulaient la saluer.
Devant elle, les draperies ondulantes d’un profond bleu-vert s’étaient formées en spirales. Elle se laissa glisser au centre du vortex.
Et revint au Pays.